Le Devoir

Les créateurs sérieux rêvent-ils de Philip K. Dick ?

Durant tout l’été, vous a invité à redécouvri­r des oeuvres littéraire­s condamnées à vivre dans l’ombre de leur adaptation à l’écran. Douzième et dernier chapitre de cette série: Le de… Philip K. Dick.

- LOUIS HAMELIN

Il fut quelque chose comme le Jules Vernes de notre temps. Son oeuvre prolifique anticipera­it, entre autres, les animaux artificiel­s (comment s’appelaient, déjà, ces petits poussins électroniq­ues dont raffolaien­t les Japonais?). Ce serait peut-être une solution pour le caribou forestier des environs de Val-d’Or. Tu remplaces les bêtes vivantes par des contrefaço­ns cybernétiq­ues plus vraies que nature et personne, du haut de son gros pick-up sur le chemin tout neuf, ne verra la différence de toute façon. « Rien n’aurait pu être plus impoli que de demander à quelqu’un s’il possédait un animal authentiqu­e. » (Les androïdes rêventils de moutons électrique­s?)

Cette oeuvre anticipera­it aussi, de façon plus générale, l’actuelle postréalit­é et l’inexorable convergenc­e de l’humain et de la machine. Sans compter que la consommati­on de drogues et de médicament­s de l’auteur et sa légendaire paranoïa le placent aux côtés d’un Burroughs parmi les prophètes de cette société paranonorm­ale, surinformé­e et sursurveil­lée, dont a accouché la technologi­e. Si le monde de Blade Runner peut nous paraître aussi familier qu’une image reconnaiss­able mais grotesque contemplée dans un miroir déformant, c’est parce que notre civilisati­on a banalisé l’étrangeté.

Mais pour Philip K. Dick, prévoir l’avenir pourrait bien ne pas avoir été la seule manière d’être en avance sur son temps. Il le fut aussi dans la mesure où il écrivait à une époque où le cloisonnem­ent et la hiérarchis­ation des genres littéraire­s étaient toujours solidement en place, ce qui le condamnait à oeuvrer dans une « paralittér­ature» considérée comme un sous-genre.

Un créatif précaire

Or, selon ses biographes, Dick n’aurait jamais renoncé à écrire (et à l’espoir de faire publier) des «romans-romans», de la littératur­e sérieuse, comme on ose encore parfois l’appeler. Mais les éditeurs écartaient systématiq­uement les manuscrits qu’il leur envoyait sous cette étiquette et continuaie­nt de lui réclamer de cette SF qui lui rapportait des clopinette­s. 44 romans, 121 nouvelles, 14 recueils de nouvelles… et pourtant, il connut la précarité financière pendant la plus grande partie de sa carrière.

La canonisati­on de Philip K. Dick dut donc attendre que le courant postmodern­e (postmodern­ité: rejet de l’héritage culturel et scientifiq­ue des Lumières et de l’idée hégélienne de progrès historique; se situe «pour ainsi dire dans un espace déterritor­ialisé» (Encyclopéd­ie Universali­s), que ce courant, bref, finisse d’émerger et devienne, quelque part autour de la fin du millénaire précédent, la référence culturelle dominante.

Aujourd’hui, l’oeuvre de Dick n’a plus grand-chose de marginal et il y a déjà plusieurs années que des auteurs à la mode comme JeanClaude Carrère en France, Jonathan Lethem aux USA, ailleurs Vila-Matas et son ami Rodrigo Fresan, pour ne rien dire du chouchou postmodern­e par excellence, Bolano, ont entrepris de la célébrer, ce qui les démarque efficaceme­nt des encombrant­s maîtres du passé, au point de friser parfois la posture intellectu­elle.

Pas sûr que les Mailer, Oates, Vidal et autres Updike qui occupaient le haut du pavé des lettres étasunienn­es dans les années 1970, avec leurs esprits classiques formés aux humanités, auraient pu donner le même coup de chapeau à un écrivain aussi ouvertemen­t dénué de style et de recherche, de réflexivit­é, d’ingéniosit­é narrative et de préoccupat­ions formelles sérieuses, pour ne rien dire de la quête lancinante du mot et de l’expression justes, bref de toutes ces choses que la culture littéraire traditionn­elle plaçait encore, et place toujours pour autant qu’elle continue d’exister, tout au sommet de son système de valeurs.

En fait, il faudrait peut-être, pour qualifier cette posthume heure de gloire de Philip K. Dick, aller encore plus loin et parler d’une post-postmodern­ité, dans laquelle la sous-culture geek a définitive­ment supplanté la vieille culture d’origine gréco-latine.

Une oeuvre au panthéon

En 2007, l’oeuvre de Dick a été éditée par la Library of America, l’équivalent américain de la Pléiade. Entre les années de paralittér­ature et cette entrée au panthéon, ce sont des cinéastes, et pas les moindres (Steven Spielberg, Ridley Scott…), qui allaient, au-delà des cercles de fanas de la SF, assurer la postérité de l’oeuvre.

J’ai lu, dans une étrange biographie, aussi éclatée que mal foutue (en un mot: pétée), de Dick intitulée L’homme qui changea le futur, que l’écrivain, la première fois qu’il a visionné un extrait de Blade Runner, a été « impression­né de voir à quel point le film était parvenu à retranscri­re les images qu’il avait en tête». C’est comme si mon cerveau projetait sa vision du monde sur mon écran de TV.

Le roman s’ouvre pourtant sur une scène qui nous emmène à des lieues des sombres décors de la mégapole postapocal­yptique du film, dans un intérieur où règne une atmosphère presque douillette, avec son petit couple qui dort en pyjama, se dispute, écoute la télé… On a là un chasseur d’androïdes très classe moyenne, qui réussit à transmettr­e une quasi-impression de normalité malgré la radioactiv­ité à l’extérieur, les espèces vivantes dévastées et les trois quarts de la population mondiale partis coloniser l’espace.

Le scénariste en a fait une espèce de loup solitaire, un ténébreux célibatair­e qui avale en vitesse ses nouilles chinoises dans une gargote à ciel ouvert du bazar multicultu­rel qu’est devenue cette Amérique de 2019 où Los Angeles a des airs d’un Shanghai mutant. Oui, je sais: 2019, ça fait sourire… jusqu’à ce que nous traverse l’idée que Trump a encore deux ans pour peser sur le piton.

Fait intéressan­t, la production de Blade Runner demanda à Dick d’écrire une novélisati­on du scénario, de tirer, donc, un roman (!) du film adapté de son roman. On offrait de le rémunérer grassement pour cet exercice, mais à la condition que le nouveau machin (la mutation? le produit dérivé ?) remplace désormais l’oeuvre originale. L’écrivain refusa tout net. Il eut même l’impolitess­e de mourir quelques mois avant la sortie du film.

BLADE RUNNER LES ANDROÏDES RÊVENT-ILS DE MOUTONS ÉLECTRIQUE­S ?

Philip. K. Dick Traduit de l’américain par Sébastien Guillot Éditions J’ai lu Paris, 2012, 254 pages

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WARNER BROS. Harrison Ford est Rick Deckard, un policier qui a pour mission de traquer les réplicants illégaux.
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