Dans toute la complexité du « nous »
Entre le « je » et l’autre, plusieurs auteurs laissent leurs plumes nommer autrement le quotidien
Mais qui est donc ce «nous», toujours sûr de lui quand il s’invite sur la place publique et dans les débats sociaux pour revendiquer un passé, des valeurs, des angoisses, une mémoire…? Quel est son visage, quelle est sa couleur, sa langue? Et finalement, à qui appartient-il ?
Ce «nous», c’est bien plus du monde de la complexité que de celui des certitudes et de l’homogénéité qu’il viendrait, à en croire plusieurs auteurs de cette rentrée littéraire automnale. Une rentrée où va se dévoiler un «nous» pluriel et bigarré, riche dans l’union de ses différences et façonnant surtout un Québec imaginaire — aux portes d’un certain réel, forcément — qui laisse la force de ses mots déjouer les images un peu trop figées.
C’est qu’il y a de la multiplicité dans ce «nous» nourri, entre autres, par le destin de Caroline Wu, née à Dalat en pleine guerre du Vietnam. Dans son
Palawan (Pleine Lune) — c’est le nom d’un camp de réfugiés des Philippines qu’elle a fréquenté en 1979 —, la Montréalaise, auteure d’Un été à Provincetown, aborde pour la première fois le thème de l’identité, celle d’une femme, Kim, passée par l’exil et la migration forcée, par Los Angeles, par le Connecticut pour se construire une nouvelle vie ici au contact de ces autres qui font désormais partie d’elle. Et inversement.
Des «autres» qui forment notre tout: il y en a aussi dans
Manikanetish (Mémoire d’encrier), de Naomi Fontaine, qui rend visible une nouvelle fois dans ce deuxième roman la composante amérindienne du Québec toujours plus éclairée par la littérature, en suivant le quotidien d’une enseignante autochtone de français sur la Côte-Nord. Dans le récit, il y a des jeunes issus des Premières Nations. Il y a aussi du rejet et du désespoir, mais il va surtout y avoir des livres, du théâtre et la détermination d’une femme pour amener cette jeunesse à résister au déterminisme et à l’autodestruction pour prendre le chemin de l’affirmation, ce chemin qui conduit à cette part du « Nous » qui est la leur.
Naomi Fontaine écrit l’espoir, contrairement à Pan
Bouyoucas, qui préfère l’ironie et le verbe cru pour exposer son désenchantement sur l’intégration des «importés» de tous les horizons, sur leur difficile accession à un «nous» dont quelques composantes, se tenant parfois en meute, ne sont pas toujours très inclusives.
Dans Ce matin, sur le toit de l’arc-en-ciel (Les Allusifs), c’est un peu la psychologie de l’exclusion, dans sa violence et ses peurs ataviques, que l’auteur de L’homme qui
voulait boire la mer (2005) et de Mauvais oeil (2015) fait entrevoir par les yeux de Kim, jeune policière d’origine vietnamienne qui vient d’abattre son supérieur sur le toit d’une maison de retraite. Actuel et cruel à la fois. Moins sombre, Brigitte
Haentjens, femme de théâtre, va laisser l’amour et les limites de la sexualité pénétrer le «nous» en signant un premier roman intitulé Un jour je te dirai tout (Boréal). Hasard des calendriers, un autre dramaturge, Olivier Kemeid, se dévoile également cet automne avec Tangvald (Gaïa éditions), un premier roman à la plume lumineuse qui raconte la vie du navigateur norvégien Peter
Tangvald en passant par ses femmes. Parce que le «nous» peut aussi être inspiré par des destins venant de loin. Les fantômes du passé
À feuilleter les romans de la rentrée, il y aurait dans le «nous» la quête d’un «vrai» qui se démène sur les territoires de la narration pour trouver une façon de se définir, comme dans La poudre aux yeux (Stanké), fiction de Joseph
Elfassi. Deux jeunes producteurs de contenus aux ambitions médiatiques démesurées s’y promènent, dans un Québec sur le point de se prononcer dans un troisième référendum où l’accès à tous les plaisirs et à tous les possibles est devenu source de désillusion.
Mathieu Villeneuve, lui, a préféré convoquer les fantômes du passé dans cette recherche
La poésie, dernier langage permettant de dire à l’autre ce que les mots usés du quotidien éludent? C’était vrai hier, c’est vrai aujourd’hui et ce le sera sans doute encore davantage cet automne, d’abord grâce à
Érika Soucy et à sa Priscilla en hologramme (L’Hexagone).
Après avoir beaucoup invoqué l’absence du père dans L’épiphanie dans le front et dans son roman Les murailles, la chantre du proverbial vrai monde dédie à sa mère ce troisième recueil d’une indomptable tendresse, portrait d’une femme courageuse pour qui «the show must go on», malgré tout ce que la vie lui garroche au visage. Un exemplaire dédicacé a sans doute déjà été mis à la poste, à l’attention de Rambo Gauthier.
Sur un ton plus élégiaque, le vénérable Fernand Ouellette s’adresse, dans Où tu n’es plus, je suis nulle part (Éditions du Noroît), à sa femme Lisette Corbeil, qui lisait jadis chaque matin le texte qu’il avait écrit la veille. La poésie s’applique ici à nommer la paradoxale omniprésence d’une personne pourtant en allée, dont le souvenir se terre au creux de chaque seconde. «Tu es maintenant morte, / Tellement morte dans l’urne, / Sans parole, sans présence, / Et pourtant je ne cesse de t’entendre», confie l’homme de 87 ans au sujet de celle avec qui il aura partagé soixante années.
Dans Maman apprivoisée (L’Oie de Cravan), la regrettée Geneviève Elverum poursuit en novembre le récit de sa vie de jeune mère amorcé dans Maman sauvage. Sous l’ombre de plus en plus oppressante de la maladie qui l’emportera le 9 juillet 2016, la bédéiste connue sous le nom de Geneviève Castrée raconte dans ses plus minuscules manifestations les liens inextricables entre naissance et mort, spectaculairement incarnés par ses derniers moments parmi nous.
L’amour, ultime raison de continuer
L’amour, on ne s’en sort pas, encore moins les poètes. C’est le cas de François Guerette, qui refuse encore et toujours la demi-mesure dans Constellation des grands brûlés (Poètes de brousse), son cinquième recueil, ayant comme projet de «parler d’amour au bord du précipice». Les cyniques crieront à l’opération kamikaze, mais ceux qui se rangent du côté de l’espoir savent que le jeu en vaut la chandelle. «La poésie semble seule avoir le pouvoir de révéler la beauté cachée sous les immondices d’un monde qui sprinte vers sa finitude », plaide ardemment le communiqué de presse.
François Rioux paraît quant à lui avoir perdu son chemin dans le labyrinthe d’un quotidien sur lequel règne l’assommante répétition du même. Le lauréat du Prix des libraires du Québec 2015, catégorie poésie, cherche avec son troisième livre des raisons de continuer, puis les trouve en invitant l’autre à partager « des molécules, de l’air, des mots, tout ce qui nous compose» (selon l’argumentaire un brin cryptique de l’éditeur). Visite de L’empire familier, fin octobre, au Quartanier.
Je, je, je
Notre époque serait celle du «je» tout-puissant, se plaisent à répéter les sociologues à la gomme et autres chroniqueurs du dimanche. Est-ce pour cette raison que l’éternel rebelle Roger Des Roches a complètement rogné la première personne du singulier de Faire crier les nuages ? La réponse en octobre, aux Herbes rouges. D’autres, comme Isabelle GaudetLabine, tentent de protéger leur «je» des menaces de l’avenir. « Comment conserver la mémoire de l’être et des sensations sur le chemin de la post-humanité?» se demandet-elle dans Nous rêvions de robots (La Peuplade), singulière conjugaison de science-fiction et de poésie.
Ça en fait, beaucoup, des disparitions, de l’angoisse et de l’incertitude, ne trouvezvous pas ? Pour tolérer l’intolérable, dansons le Toutou tango (Éditions de l’Écrou) dans les bras de Baron MarcAndré Lévesque. L’époque étant ce qu’elle est (merveilleuse), le Baron en personne nous annonce fièrement, par le truchement de la messagerie instantanée d’un hégémonique réseau social, un deuxième recueil «festif, avec des listes, du jeu, de l’aventure un peu aussi, toutes sortes de choses et un poème sur Ginette Reno». Ne manquera plus que des croissants de soleil pour déjeuner afin que total soit notre contentement.