Le Devoir

Dans toute la complexité du « nous »

Entre le « je » et l’autre, plusieurs auteurs laissent leurs plumes nommer autrement le quotidien

- FABIEN DEGLISE

Mais qui est donc ce «nous», toujours sûr de lui quand il s’invite sur la place publique et dans les débats sociaux pour revendique­r un passé, des valeurs, des angoisses, une mémoire…? Quel est son visage, quelle est sa couleur, sa langue? Et finalement, à qui appartient-il ?

Ce «nous», c’est bien plus du monde de la complexité que de celui des certitudes et de l’homogénéit­é qu’il viendrait, à en croire plusieurs auteurs de cette rentrée littéraire automnale. Une rentrée où va se dévoiler un «nous» pluriel et bigarré, riche dans l’union de ses différence­s et façonnant surtout un Québec imaginaire — aux portes d’un certain réel, forcément — qui laisse la force de ses mots déjouer les images un peu trop figées.

C’est qu’il y a de la multiplici­té dans ce «nous» nourri, entre autres, par le destin de Caroline Wu, née à Dalat en pleine guerre du Vietnam. Dans son

Palawan (Pleine Lune) — c’est le nom d’un camp de réfugiés des Philippine­s qu’elle a fréquenté en 1979 —, la Montréalai­se, auteure d’Un été à Provinceto­wn, aborde pour la première fois le thème de l’identité, celle d’une femme, Kim, passée par l’exil et la migration forcée, par Los Angeles, par le Connecticu­t pour se construire une nouvelle vie ici au contact de ces autres qui font désormais partie d’elle. Et inversemen­t.

Des «autres» qui forment notre tout: il y en a aussi dans

Manikaneti­sh (Mémoire d’encrier), de Naomi Fontaine, qui rend visible une nouvelle fois dans ce deuxième roman la composante amérindien­ne du Québec toujours plus éclairée par la littératur­e, en suivant le quotidien d’une enseignant­e autochtone de français sur la Côte-Nord. Dans le récit, il y a des jeunes issus des Premières Nations. Il y a aussi du rejet et du désespoir, mais il va surtout y avoir des livres, du théâtre et la déterminat­ion d’une femme pour amener cette jeunesse à résister au déterminis­me et à l’autodestru­ction pour prendre le chemin de l’affirmatio­n, ce chemin qui conduit à cette part du « Nous » qui est la leur.

Naomi Fontaine écrit l’espoir, contrairem­ent à Pan

Bouyoucas, qui préfère l’ironie et le verbe cru pour exposer son désenchant­ement sur l’intégratio­n des «importés» de tous les horizons, sur leur difficile accession à un «nous» dont quelques composante­s, se tenant parfois en meute, ne sont pas toujours très inclusives.

Dans Ce matin, sur le toit de l’arc-en-ciel (Les Allusifs), c’est un peu la psychologi­e de l’exclusion, dans sa violence et ses peurs ataviques, que l’auteur de L’homme qui

voulait boire la mer (2005) et de Mauvais oeil (2015) fait entrevoir par les yeux de Kim, jeune policière d’origine vietnamien­ne qui vient d’abattre son supérieur sur le toit d’une maison de retraite. Actuel et cruel à la fois. Moins sombre, Brigitte

Haentjens, femme de théâtre, va laisser l’amour et les limites de la sexualité pénétrer le «nous» en signant un premier roman intitulé Un jour je te dirai tout (Boréal). Hasard des calendrier­s, un autre dramaturge, Olivier Kemeid, se dévoile également cet automne avec Tangvald (Gaïa éditions), un premier roman à la plume lumineuse qui raconte la vie du navigateur norvégien Peter

Tangvald en passant par ses femmes. Parce que le «nous» peut aussi être inspiré par des destins venant de loin. Les fantômes du passé

À feuilleter les romans de la rentrée, il y aurait dans le «nous» la quête d’un «vrai» qui se démène sur les territoire­s de la narration pour trouver une façon de se définir, comme dans La poudre aux yeux (Stanké), fiction de Joseph

Elfassi. Deux jeunes producteur­s de contenus aux ambitions médiatique­s démesurées s’y promènent, dans un Québec sur le point de se prononcer dans un troisième référendum où l’accès à tous les plaisirs et à tous les possibles est devenu source de désillusio­n.

Mathieu Villeneuve, lui, a préféré convoquer les fantômes du passé dans cette recherche

La poésie, dernier langage permettant de dire à l’autre ce que les mots usés du quotidien éludent? C’était vrai hier, c’est vrai aujourd’hui et ce le sera sans doute encore davantage cet automne, d’abord grâce à

Érika Soucy et à sa Priscilla en hologramme (L’Hexagone).

Après avoir beaucoup invoqué l’absence du père dans L’épiphanie dans le front et dans son roman Les murailles, la chantre du proverbial vrai monde dédie à sa mère ce troisième recueil d’une indomptabl­e tendresse, portrait d’une femme courageuse pour qui «the show must go on», malgré tout ce que la vie lui garroche au visage. Un exemplaire dédicacé a sans doute déjà été mis à la poste, à l’attention de Rambo Gauthier.

Sur un ton plus élégiaque, le vénérable Fernand Ouellette s’adresse, dans Où tu n’es plus, je suis nulle part (Éditions du Noroît), à sa femme Lisette Corbeil, qui lisait jadis chaque matin le texte qu’il avait écrit la veille. La poésie s’applique ici à nommer la paradoxale omniprésen­ce d’une personne pourtant en allée, dont le souvenir se terre au creux de chaque seconde. «Tu es maintenant morte, / Tellement morte dans l’urne, / Sans parole, sans présence, / Et pourtant je ne cesse de t’entendre», confie l’homme de 87 ans au sujet de celle avec qui il aura partagé soixante années.

Dans Maman apprivoisé­e (L’Oie de Cravan), la regrettée Geneviève Elverum poursuit en novembre le récit de sa vie de jeune mère amorcé dans Maman sauvage. Sous l’ombre de plus en plus oppressant­e de la maladie qui l’emportera le 9 juillet 2016, la bédéiste connue sous le nom de Geneviève Castrée raconte dans ses plus minuscules manifestat­ions les liens inextricab­les entre naissance et mort, spectacula­irement incarnés par ses derniers moments parmi nous.

L’amour, ultime raison de continuer

L’amour, on ne s’en sort pas, encore moins les poètes. C’est le cas de François Guerette, qui refuse encore et toujours la demi-mesure dans Constellat­ion des grands brûlés (Poètes de brousse), son cinquième recueil, ayant comme projet de «parler d’amour au bord du précipice». Les cyniques crieront à l’opération kamikaze, mais ceux qui se rangent du côté de l’espoir savent que le jeu en vaut la chandelle. «La poésie semble seule avoir le pouvoir de révéler la beauté cachée sous les immondices d’un monde qui sprinte vers sa finitude », plaide ardemment le communiqué de presse.

François Rioux paraît quant à lui avoir perdu son chemin dans le labyrinthe d’un quotidien sur lequel règne l’assommante répétition du même. Le lauréat du Prix des libraires du Québec 2015, catégorie poésie, cherche avec son troisième livre des raisons de continuer, puis les trouve en invitant l’autre à partager « des molécules, de l’air, des mots, tout ce qui nous compose» (selon l’argumentai­re un brin cryptique de l’éditeur). Visite de L’empire familier, fin octobre, au Quartanier.

Je, je, je

Notre époque serait celle du «je» tout-puissant, se plaisent à répéter les sociologue­s à la gomme et autres chroniqueu­rs du dimanche. Est-ce pour cette raison que l’éternel rebelle Roger Des Roches a complèteme­nt rogné la première personne du singulier de Faire crier les nuages ? La réponse en octobre, aux Herbes rouges. D’autres, comme Isabelle GaudetLabi­ne, tentent de protéger leur «je» des menaces de l’avenir. « Comment conserver la mémoire de l’être et des sensations sur le chemin de la post-humanité?» se demandet-elle dans Nous rêvions de robots (La Peuplade), singulière conjugaiso­n de science-fiction et de poésie.

Ça en fait, beaucoup, des disparitio­ns, de l’angoisse et de l’incertitud­e, ne trouvezvou­s pas ? Pour tolérer l’intolérabl­e, dansons le Toutou tango (Éditions de l’Écrou) dans les bras de Baron MarcAndré Lévesque. L’époque étant ce qu’elle est (merveilleu­se), le Baron en personne nous annonce fièrement, par le truchement de la messagerie instantané­e d’un hégémoniqu­e réseau social, un deuxième recueil «festif, avec des listes, du jeu, de l’aventure un peu aussi, toutes sortes de choses et un poème sur Ginette Reno». Ne manquera plus que des croissants de soleil pour déjeuner afin que total soit notre contenteme­nt.

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