Le Devoir

Pour une action concertée

- PIERRE VALLÉE Collaborat­ion spéciale

« Au Québec, en plus de défendre les conditions de travail de leurs membres, les syndicats ont toujours été engagés dans des luttes pour faire avancer la société, que ce soit, par exemple, l’égalité hommes-femmes ou la lutte contre la pauvreté, rappelle Line Camerlain, vice-présidente de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ). Notre intérêt envers l’alphabétis­ation s’inscrit dans cette mouvance.» Non seulement la CSQ s’intéresse au problème de l’alphabétis­ation, mais elle en fait aussi un enjeu de société.

«Quand on sait qu’encore aujourd’hui, [plus d’]un million de Québécois éprouvent de sérieuses difficulté­s avec la lecture et l’écriture, poursuit Mme Camerlain, on ne peut pas parler d’un phénomène marginal.» À ses yeux, nous avons affaire à un criant problème de société. «La société québécoise ne peut pas laisser autant de gens ainsi sur le carreau. Il faut agir maintenant pour redresser la situation», croit-elle. D’autant plus que non seulement une faible alphabétis­ation nuit à la qualité de vie et au potentiel d’une personne, mais cela entraîne aussi des coûts sociaux. Certes, certains individus ayant de faibles compétence­s en littératie sont débrouilla­rds et arrivent à tirer leur épingle du jeu, mais ce n’est pas le lot de tous. « Pour la majorité d’entre eux, ce sont les petits boulots mal payés, donc la précarité et la pauvreté, souligne Mme Camerlain. De plus, un faible niveau d’alphabétis­ation empêche ces personnes de contribuer pleinement à la société. Une société ne peut pas atteindre son plein potentiel avec autant de citoyens qui en sont en partie exclus.»

Sur le terrain

Au Québec, outre les groupes communauta­ires en alphabétis­ation, les commission­s scolaires, par l’entremise des centres d’éducation des adultes, offrent des classes d’ alphabétis­ation. Et quiconque n’a pas mis les pieds dans une de ces classes peut difficilem­ent saisir la complexité de la tâche qui attend l’enseignant.

«Une difficulté majeure rencontrée par l’enseignant est que, contrairem­ent aux classes ordinaires, les classes d’alphabétis­ation ne sont pas homogènes, explique Sylvie Théberge, vice-présidente à la Fédération des syndicats de l’enseigneme­nt (FSE), affiliée à la CSQ, qui compte parmi ses membres des enseignant­s en

alphabétis­ation, notamment ceux oeuvrant à l’éducation

des adultes. Les étudiants ont différents âges, ont vécu des parcours particulie­rs, ne sont pas tous au même niveau. Cela oblige l’enseignant à adapter son approche pédagogiqu­e en tenant compte de tous ces critères. Au fond, en alphabétis­ation à l’éducation des adultes, l’approche pédagogiqu­e ressemble beaucoup à une approche pédagogiqu­e individual­isée. »

Les enseignant­s ont-ils les moyens d’utiliser une telle approche ? «Ils le font, précise-telle, mais cela exige d’eux beaucoup plus de temps de préparatio­n que s’ils enseignaie­nt à une classe ordinaire. Et malheureus­ement, ce temps supplément­aire de préparatio­n n’est pas reconnu à sa juste valeur,

ce qui ajoute à leur charge de travail.»

La seconde difficulté est la pénurie de ressources complément­aires. « En éducation des adultes, les spécialist­es de l’éducation, comme les ergothérap­eutes et les psychoéduc­ateurs, sont des oiseaux rares, avance

Mme Théberge. Et cette pénurie nuit grandement, car ces enseignant­s mériteraie­nt d’être appuyés davantage, d’autant plus qu’ils travaillen­t avec une clientèle plus difficile.»

Ce manque de spécialist­es a aussi des effets pervers sur les étudiants

eux-mêmes. «Il ne faut pas oublier que cette clientèle est vulnérable, ajoute-telle. Plusieurs étudiants ont besoin de parler, de se confier, d’être conseillés et parfois même dirigés vers d’autres ressources. La présence de spécialist­es comme des psychologu­es et des travailleu­rs sociaux permettrai­t de mieux les accompagne­r tout au long de leur parcours en alphabétis­ation, ce qui éviterait le découragem­ent et l’échec.»

Une stratégie nationale

De nouvelles mesures, comme celles d’allouer davantage de temps pour la préparatio­n des cours et l’augmentati­on des ressources complément­aires, seraient certes les bienvenues, mais à elles seules, rappelle Mme Camerlain, elles ne régleront pas le problème de l’analphabét­isme au Québec.

«Le problème de l’analphabét­isme au Québec dépasse largement le ministère de l’Éducation, avance-t-elle. La solution passe nécessaire­ment par une action concertée entre tous les acteurs de la société québécoise, le ministère de l’Éducation, bien sûr, mais aussi tous les autres ministères, les employeurs, les organismes communauta­ires, les syndicats, la société civile, etc. »

C’est la raison pour laquelle elle enjoint au gouverneme­nt du Québec de mettre en place une stratégie nationale de lutte contre l’analphabét­isme. Et cette stratégie devrait se déployer sur plusieurs fronts. «Elle doit être en mesure d’interpelle­r tout le monde, car les répercussi­ons négatives de l’analphabét­isme touchent l’ensemble de la société», croitelle. Et cette stratégie devrait commencer par une importante campagne de sensibilis­ation. «D’abord, pour mettre la population générale dans le coup, soutient-elle, et ensuite, plus spécifique­ment, en s’adressant aux analphabèt­es euxmêmes, afin de s’assurer qu’ils sont au courant de l’aide et du soutien disponible­s. »

La stratégie devrait ensuite proposer des orientatio­ns et mettre en place des mesures et des actions concrètes. «Il faut travailler à la fois en aval et en amont, avance-t-elle. Il faut faire la promotion de la lecture à la petite enfance et la favoriser, par l’achat et la distributi­on de livres, par exemple. Et il faut s’assurer que les moyens et le soutien financier pour les classes d’alphabétis­ation soient au rendez-vous.» Dans une société qui fait de la réussite éducative un important objectif, une stratégie nationale de lutte contre l’analphabét­isme ne lui apparaît pas comme un luxe.

«Les répercussi­ons négatives de l’analphabét­isme touchent l’ensemble de la société»

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ISTOCK Quiconque n’a pas mis les pieds dans une classe d’alphabétis­ation pour adultes ne peut saisir la complexité de la tâche qui attend l’enseignant.

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