Pour une action concertée
« Au Québec, en plus de défendre les conditions de travail de leurs membres, les syndicats ont toujours été engagés dans des luttes pour faire avancer la société, que ce soit, par exemple, l’égalité hommes-femmes ou la lutte contre la pauvreté, rappelle Line Camerlain, vice-présidente de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ). Notre intérêt envers l’alphabétisation s’inscrit dans cette mouvance.» Non seulement la CSQ s’intéresse au problème de l’alphabétisation, mais elle en fait aussi un enjeu de société.
«Quand on sait qu’encore aujourd’hui, [plus d’]un million de Québécois éprouvent de sérieuses difficultés avec la lecture et l’écriture, poursuit Mme Camerlain, on ne peut pas parler d’un phénomène marginal.» À ses yeux, nous avons affaire à un criant problème de société. «La société québécoise ne peut pas laisser autant de gens ainsi sur le carreau. Il faut agir maintenant pour redresser la situation», croit-elle. D’autant plus que non seulement une faible alphabétisation nuit à la qualité de vie et au potentiel d’une personne, mais cela entraîne aussi des coûts sociaux. Certes, certains individus ayant de faibles compétences en littératie sont débrouillards et arrivent à tirer leur épingle du jeu, mais ce n’est pas le lot de tous. « Pour la majorité d’entre eux, ce sont les petits boulots mal payés, donc la précarité et la pauvreté, souligne Mme Camerlain. De plus, un faible niveau d’alphabétisation empêche ces personnes de contribuer pleinement à la société. Une société ne peut pas atteindre son plein potentiel avec autant de citoyens qui en sont en partie exclus.»
Sur le terrain
Au Québec, outre les groupes communautaires en alphabétisation, les commissions scolaires, par l’entremise des centres d’éducation des adultes, offrent des classes d’ alphabétisation. Et quiconque n’a pas mis les pieds dans une de ces classes peut difficilement saisir la complexité de la tâche qui attend l’enseignant.
«Une difficulté majeure rencontrée par l’enseignant est que, contrairement aux classes ordinaires, les classes d’alphabétisation ne sont pas homogènes, explique Sylvie Théberge, vice-présidente à la Fédération des syndicats de l’enseignement (FSE), affiliée à la CSQ, qui compte parmi ses membres des enseignants en
alphabétisation, notamment ceux oeuvrant à l’éducation
des adultes. Les étudiants ont différents âges, ont vécu des parcours particuliers, ne sont pas tous au même niveau. Cela oblige l’enseignant à adapter son approche pédagogique en tenant compte de tous ces critères. Au fond, en alphabétisation à l’éducation des adultes, l’approche pédagogique ressemble beaucoup à une approche pédagogique individualisée. »
Les enseignants ont-ils les moyens d’utiliser une telle approche ? «Ils le font, précise-telle, mais cela exige d’eux beaucoup plus de temps de préparation que s’ils enseignaient à une classe ordinaire. Et malheureusement, ce temps supplémentaire de préparation n’est pas reconnu à sa juste valeur,
ce qui ajoute à leur charge de travail.»
La seconde difficulté est la pénurie de ressources complémentaires. « En éducation des adultes, les spécialistes de l’éducation, comme les ergothérapeutes et les psychoéducateurs, sont des oiseaux rares, avance
Mme Théberge. Et cette pénurie nuit grandement, car ces enseignants mériteraient d’être appuyés davantage, d’autant plus qu’ils travaillent avec une clientèle plus difficile.»
Ce manque de spécialistes a aussi des effets pervers sur les étudiants
eux-mêmes. «Il ne faut pas oublier que cette clientèle est vulnérable, ajoute-telle. Plusieurs étudiants ont besoin de parler, de se confier, d’être conseillés et parfois même dirigés vers d’autres ressources. La présence de spécialistes comme des psychologues et des travailleurs sociaux permettrait de mieux les accompagner tout au long de leur parcours en alphabétisation, ce qui éviterait le découragement et l’échec.»
Une stratégie nationale
De nouvelles mesures, comme celles d’allouer davantage de temps pour la préparation des cours et l’augmentation des ressources complémentaires, seraient certes les bienvenues, mais à elles seules, rappelle Mme Camerlain, elles ne régleront pas le problème de l’analphabétisme au Québec.
«Le problème de l’analphabétisme au Québec dépasse largement le ministère de l’Éducation, avance-t-elle. La solution passe nécessairement par une action concertée entre tous les acteurs de la société québécoise, le ministère de l’Éducation, bien sûr, mais aussi tous les autres ministères, les employeurs, les organismes communautaires, les syndicats, la société civile, etc. »
C’est la raison pour laquelle elle enjoint au gouvernement du Québec de mettre en place une stratégie nationale de lutte contre l’analphabétisme. Et cette stratégie devrait se déployer sur plusieurs fronts. «Elle doit être en mesure d’interpeller tout le monde, car les répercussions négatives de l’analphabétisme touchent l’ensemble de la société», croitelle. Et cette stratégie devrait commencer par une importante campagne de sensibilisation. «D’abord, pour mettre la population générale dans le coup, soutient-elle, et ensuite, plus spécifiquement, en s’adressant aux analphabètes euxmêmes, afin de s’assurer qu’ils sont au courant de l’aide et du soutien disponibles. »
La stratégie devrait ensuite proposer des orientations et mettre en place des mesures et des actions concrètes. «Il faut travailler à la fois en aval et en amont, avance-t-elle. Il faut faire la promotion de la lecture à la petite enfance et la favoriser, par l’achat et la distribution de livres, par exemple. Et il faut s’assurer que les moyens et le soutien financier pour les classes d’alphabétisation soient au rendez-vous.» Dans une société qui fait de la réussite éducative un important objectif, une stratégie nationale de lutte contre l’analphabétisme ne lui apparaît pas comme un luxe.
«Les répercussions négatives de l’analphabétisme touchent l’ensemble de la société»