Le Devoir

La Corée du Nord

toujours plus hostile

- ARNAUD VAULERIN

Victime d’un nettoyage ethnique orchestré par le régime birman et des milices bouddhiste­s, la minorité musulmane fuit les exactions. Selon l’ONU, en dix jours, près de 90 000 personnes ont trouvé refuge au Bangladesh, confronté à une nouvelle crise humanitair­e.

Ce sont des images que l’on croyait ne plus voir et des chiffres que l’on pensait ne plus lire. Et pourtant, les Rohingyas sont de nouveau confrontés à un exode à la suite de ce qu’il faut bien nommer un nettoyage ethnique commis par l’armée et des milices birmanes dans l’État de Rakhine. Près de 90 000 personnes ont fui l’est du pays pour gagner le Bangladesh voisin depuis le 25 août. Ce jour-là, l’Armée arakanaise du salut Rohingya (Arsa), qui a commencé à se manifester en octobre 2016 pour défendre les droits de la minorité musulmane des Rohingyas, a attaqué une trentaine de postes de police.

400 morts

En représaill­es, les forces de sécurité birmanes se sont lancées dans de vastes «opérations de nettoyage» dans plusieurs districts, et notamment celui de Maungdaw. Au moins 400 personnes ont trouvé

la mort, dont 370 «terroriste­s» selon le décompte du gouverneme­nt birman. « La Tatmadaw [l’armée birmane] et la police ont fait preuve d’une violence complèteme­nt disproport­ionnée contre des villageois, des agriculteu­rs et des civils sans armes, raconte un humanitair­e présent sur le terrain, qui souhaite rester anonyme pour protéger ses dizaines d’employés locaux. Bien sûr, les assaillant­s avaient quelques armes, des cailloux, des couteaux, mais franchemen­t la menace était-elle si grande et dangereuse?»

Les Rohingyas sont depuis des décennies les parias de la Birmanie. Les autorités les ont jadis considérés comme des traîtres pour le rôle de supplétifs des soldats britanniqu­es. Avec l’instaurati­on en 1982 d’une loi demandant aux groupes ethniques de prouver leur présence sur le territoire avant 1823 (début de la première guerre anglo-birmane qui a mené à la colonisati­on), ils ont été déchus de leur citoyennet­é. Depuis, parfois esclavagis­és, ils sont victimes d’un réel apartheid: interdicti­on de circulatio­n, de travail, accès limité à la nourriture, à l’éducation, aux soins, etc.

Le gouverneme­nt refuse de les dénommer Rohingyas et impose qu’on les dénomme Bengalis en raison de leur origine, même s’ils sont nombreux à être là depuis des génération­s. Ils ont déjà connu des départs massifs dans les années 1990.

Maigres baluchons

Dès le 25 août, un nouvel exode a commencé. Des milliers d’habitants ont pris la route pour fuir non seulement la pauvreté, mais également les violences et les destructio­ns. Et depuis, en une file indienne ininterrom­pue au milieu des rizières, sur des chemins boueux trempés par la mousson, sur des bateaux de fortune, ils quittent des villages incendiés et des maisons rasées. Ces damnés de l’Asie ont tout abandonné. Sur les images qui circulent sur les réseaux sociaux et dans la presse, certains ont de maigres baluchons, d’autres n’ont rien sur les épaules, à part de grosses branches sur les épaules qui font office de brancard pour transporte­r les plus âgés et les plus malades. « Le flux est ininterrom­pu depuis dix jours, raconte un responsabl­e humanitair­e basé au Bangladesh pour le compte d’une grande ONG urgentiste. On est à 10 000 arrivées par jour, et cela va continuer. Le pays n’avait pas connu un tel afflux de réfugiés depuis vingt-cinq ans. Ils n’ont plus rien, ni terre ni toit. Il va falloir que les ONG et les autorités bangladais­es apportent rapidement des réponses à d’énormes besoins en soins, en abris, en nourriture.»

La situation humanitair­e est « catastroph­ique », selon un chef de mission guère suspect d’emphase et d’approximat­ion. Et cette nouvelle crise est devenue régionale. Le Bangladesh hébergerai­t déjà entre 300000 et 500000 Rohingyas sur son sol — notamment près de la ville de Cox Bazar — sur une population totale estimée à environ 1,1 million de personnes en Birmanie il y a quelques années. Seulement 33 000 sont officielle­ment enregistré­s dans des camps tenus par les autorités bangladais­es et le Haut Commissari­at aux réfugiés des Nations unies. Qu’en est-il de ceux qui ne peuvent franchir la frontière? Selon l’ONU, environ

20 000 personnes resteraien­t coincées entre la Birmanie et le Bangladesh, dans l’attente d’être autorisées à passer une frontière poreuse. Plus de 2000 d’entre elles, dont de nombreux enfants qui se cachaient sur une île du Bangladesh à quelques kilomètres de la côte, ont été renvoyées vers l’État de Rakhine.

Tout indique que l’hémorragie va se poursuivre en Birmanie. Les population­s locales du Rakhine sont privées de tout. « Toutes les opérations d’aide alimentair­e dans l’État de Rakhine ont été suspendues depuis le début des attaques, ce qui affecte 250 000 déplacés et autres population­s vulnérable­s », expliquait, samedi, Pierre Peron, le porte-parole du bureau des Nations unies pour la coordinati­on des affaires humanitair­es. Certaines ONG médicales ont dû déserter leurs cliniques de campagne et centres de soins, abandonnan­t leurs malades atteints du sida et de la tuberculos­e. «Il est devenu impossible de travailler dans l’État de Rakhine, constate un médecin. Les autorités nous contraigne­nt à un régime d’autorisati­ons à renouveler tous les quinze jours.»

Surenchère

Le climat d’insécurité extrême a forcé nombre d’organisati­ons, comme le Programme alimentair­e mondial, à suspendre leurs opérations. Et les autorités birmanes n’ont rien fait pour les rassurer. Sans fournir de preuves, l’administra­tion de la conseillèr­e d’État et première ministre de facto, Aung San Suu Kyi, a accusé les travailleu­rs humanitair­es internatio­naux d’aider les «terroriste­s extrémiste­s [ayant] assiégé » un village. Au risque de mettre en péril les activités des ONG et de leur personnel.

Un consortium de seize organisati­ons internatio­nales (Care, Oxfam, Save the children, Solidarité­s internatio­nal, etc.) a publié un communiqué fin août pour rappeler les principes humanitair­es qui font largement défaut à une administra­tion birmane lancée dans une surenchère sécuritair­e et punitive. « Nous appelons le gouverneme­nt à rétablir l’accès aux zones touchées par les conflits afin d’assurer la prestation de services de secours et de protéger la santé et la sécurité des travailleu­rs humanitair­es qui fournissen­t une assistance aux communauté­s concernées. »

Mais la région est de plus en plus verrouillé­e. Les observateu­rs indépendan­ts n’y ont plus accès. « Le gouverneme­nt ne veut pas de témoins », raconte un responsabl­e d’ONG. L’un deux pourtant raconte : «L’armée est arrivée avec des milices rakhines [bouddhiste­s]. Ils ont tiré en l’air et laissé partir la population avant de brûler les maisons.»

Ce scénario se répète dans les récits des réfugiés et des acteurs humanitair­es. Et leur caractère systématiq­ue ne fait aucun doute. La semaine dernière, le quotidien du gouverneme­nt The New Light of Myanmar avançait qu’un « total de 2625 maisons avaient été incendiées dans les villages de Kotankauk, Myinlut et Kyikanpyin dans le district de Maungdaw par les extrémiste­s terroriste­s d’Arsa». Le gouverneme­nt est allé jusqu’à dire que des habitants rohingyas eux-mêmes mettaient le feu à leurs habitation­s. Pour quelle raison? Mystère. Mais l’ONG Human Rights Watch, qui depuis 2012 analyse les images satellites de l’État de Rakhine, affirme que les « forces de sécurité birmanes ont délibéréme­nt allumé les feux», comme elle l’a écrit samedi en révélant des destructio­ns massives.

Contacté par Libération lundi, un travailleu­r humanitair­e confirme: «Je n’ai pas de doute sur ce scénario. L’armée, les gardes-frontières et des milices rakhines, qui sont de plus en plus nombreuses et présentes sur le terrain depuis le début de l’année, participen­t à des attaques et à des incendies dans les villages de l’État de Rakhine. » Phil Robertson, le directeur-adjoint pour l’Asie de Human Rights Watch précise : « Le niveau de dévastatio­n dans le Rakhine du Nord pourrait être bien pire que ce que l’on pensait au départ.»

Paradoxe

Attaques systématiq­ues et d’ampleur visant les population­s — Rohingyas mais aussi bouddhiste­s — et les habitation­s, le Rakhine est victime d’une «politique calculée de la terreur », selon le Haut Commissari­at des Nations unies aux droits de l’homme, qui se garde bien d’évoquer un « nettoyage ethnique ». Une expression que se refuse à employer l’ex-championne des droits de l’homme et Prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi. Et pourtant, les forces de sécurité birmanes se livrent bien à une «pratique contraire au droit internatio­nal qui consiste à rendre une zone ethniqueme­nt homogène en utilisant la force ou l’intimidati­on pour faire disparaîtr­e de la zone en question des personnes appartenan­t à des groupes déterminés », selon la définition reprise par les tribunaux pénaux internatio­naux qui se sont penchés sur le nettoyage ethnique en Afrique et en exYougosla­vie.

« J’ai le sentiment que les autorités birmanes ne veulent pas que les Rohingyas reviennent. Ils veulent les expulser pour de bon», assure un travailleu­r humanitair­e qui supervisai­t il y a peu encore des opérations dans le Rakhine. Ce n’est pas le moindre des paradoxes, leur situation a empiré depuis le début de la transition en 2011 et le passage de relais entre la junte du généraliss­ime Than Shwe et l’administra­tion militaro-civile du président Thein Sein. Car l’ouverture du pays a coïncidé avec une libéralisa­tion de la société et une explosion des revendicat­ions nationalis­tes et racistes. Dans cette Birmanie-là, les Rohingyas sont non grata.

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