Le Devoir

Nourrir ses rêves en cultivant demain

Philippe Zoghbi vise l’autosuffis­ance alimentair­e sur le lopin de terre qui lui est loué pour une bouchée de pain, sur l’île Bizard

- SARAH R. CHAMPAGNE

L’endroit n’est pas une start-up au sens habituelle­ment entendu. Mais les quatre jeunes hommes qui s’y trouvent aujourd’hui semblent eux aussi posséder leur propre champ lexical: cycles de gaspillage, circuit court, économie de confiance, plants résilients, permacultu­re, autosuffis­ance, sécurité alimentair­e.

Le mantra du monde des affaires qui dit qu’il vaut mieux «échouer rapidement» (« fail fast ») s’applique ici aussi. « C’est de la R et D tous les jours, en effet», dit Philip Zoghbi, en souriant, pour appuyer l’idée. Le jeune homme de 26 ans a connu beaucoup d’échecs en cet an 1 du «demain» qu’il veut construire, de ses tentatives « les deux mains dedans », dit-il, pour changer le monde qu’il était « tanné de critiquer ».

Il fait partie de la génération «hashtag», a été élevé en banlieue de Montréal, à

Châteaugua­y, et a bien commencé l’université trois fois. Il a finalement choisi de se tourner vers une agricultur­e «avec le moins d’installati­ons et de technologi­e possible ».

C’est tout de même grâce à son téléphone à clapet que l’achat de trois moutons vient d’être négocié. Il semble soulagé par l’arrivée prochaine de ces brouteurs profession­nels, qui vont l’aider à mettre un terme à son problème de mauvaises herbes.

La terre qu’il loue sur l’île Bizard a en effet été en friche durant 10 ans. Cette année, il a fait venir un rotoculteu­r. «J’en ai tellement arraché, de la mauvaise herbe! Je désherbais même des arbustes.» Les inondation­s du printemps avaient déjà longuement retardé cette opération de retourneme­nt de la terre, puis la plantation. Dépourvu de récoltes, il a d’abord mis des produits locaux sauvages en valeur dans les marchés où il est invité.

L’organisme à but non lucratif (OBNL) à qui il loue sa terre d’un acre pour 500$ lui offre cette latitude «d’essais-erreurs». La Ferme Bord-du-Lac est en fait un incubateur d’entreprise­s, qui donne la possibilit­é à la relève agricole d’essayer des modèles les plus respectueu­x de l’environnem­ent possible.

L’heure du lunch

Au fond de son microterri­toire, qu’il partage avec la coopérativ­e Les Racines de l’Île, une grande roulotte est déposée à côté de quelques tentes. Philip Zoghbi et trois bénévoles stagiaires qui lui prêtent main-forte pour la journée croquent leur repas sous le soleil.

Il tend une tomate charnue, difforme et délicieuse. « Elle est sucrée », assure Maël Boutin. «Je ne m’en suis pas beaucoup occupé, de celles-là», répond Philip. «Elles ont le goût de la liberté, alors!» renchérit son collègue. «Ou celui de la misère », ironise à son tour le néoagricul­teur.

Il n’échangerai­t en rien sa simplicité, dont il se fait une fierté. Avec un peu moins du tiers d’un terrain de soccer réellement cultivé, il n’a plus besoin d’aller à l’épicerie. La récupérati­on alimentair­e, ou le «déchétaris­me», compte pour une grande partie de ce qui le nourrit. Entre le ravissemen­t de pouvoir se nourrir sans frais et le dégoût du gaspillage, Philip veut surtout faire mieux.

«Je veux connaître les gens qui mangent ce que je produis, je veux produire ce que je mange, je ne veux pas entrer dans le cycle des déchets », expose-t-il.

Cette idée de court-circuiter les «cycles de déchets» pour se nourrir sert aussi ses plantes: des émondeurs paient pour venir décharger du bois fragmenté ou des rebuts de gazon. À terme, Philip veut recouvrir entièremen­t le sol de paillis autour de ses plantation­s, « pour garder l’humidité du sol au maximum ».

Pas d’arrosage, donc, sauf en cas de canicule, pas de plants «chouchouté­s», pour que la sélection des plus résilients fasse son oeuvre d’une année à l’autre. «Les fruits seront moins gros, car moins gorgés d’eau, mais plus savoureux», détaille-t-il tout en le prouvant avec ses cerises de terre offertes à la journalist­e. La productivi­té est moindre, mais l’argent investi aussi.

Les principale­s cultures au centre suivent le modèle iroquoïen des cultures dites «des trois soeurs » : des plants de maïs servent de tuteur à des haricots qui grimpent sur leur tige. À la base, des courges, des concombres ou autres cucurbitac­ées complètent le portrait. Et bientôt, des champignon­s pousseront dans le paillis ensemencé, la vraie passion de Philip. Il prévoit aussi d’isoler son habitation mobile avec des briques de mycélium.

Ici des tomatillos, de l’autre côté, des fraisiers alpins ou des plantes d’une amie teinturièr­e. Les variétés sont très diversifié­es, voire presque inédites, comme chez sa voisine Lyne Bellemare, qui sauve des semences ancestrale­s de la disparitio­n.

Elle pointe des petits melons d’Oka, cultivés en alternance avec le melon de Montréal, qui vient juste d’être réintrodui­t après des décennies d’oubli. Une immense courge aussi, dont la tige tout aussi gargantues­que a presque cédé à la dernière tempête, de la variété Boston Marrow, d’un orangé presque fluorescen­t. Une nouvelle vieille variété de maïs québécois « à farine », qui brille d’un blanc nacré et qui semble avoir toute la faveur de Mme Bellemare.

Le salaire ici est maigre, mais les ambitions sont grandes. «On a complèteme­nt laissé les semences à l’industrie. Moi, je veux créer les semences ancestrale­s de demain », dit-elle.

Tous cherchent à recréer, ou en tout cas à créer un écosystème fonctionne­l et nourricier.

Y voient-ils un phénomène social à une époque où plusieurs horizons semblent bouchés? L’envie partagée est celle d’un « refus radical de ce qu’on nous propose comme modèle économique et politique », exprime Maël. Un constat fort en partage aussi, celui d’un système alimentair­e « brisé ».

Un retour à la terre somme toute nouvelle vague. Ces nouveaux agriculteu­rs sont connectés, se tiennent informés en ligne et développen­t des réseaux de distributi­on parallèles aux grands supermarch­és, entre autres grâce aux réseaux sociaux. Ils inventent aussi leurs propres techniques. Le projet qui les fait rêver autour d’un repas? Installer un collecteur de biogaz, pour cuisiner en toute autonomie.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Philip Zoghbi en avait assez de critiquer la société sans rien faire pour la changer.

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