Le Devoir

Pierre Bergé, l’homme qui fit de la France un art

Décédé ce vendredi à 86 ans, Pierre Bergé fut à la fois magnat de la haute couture, mécène, amoureux des lettres et compagnon de l’illustre créateur de mode Yves Saint Laurent.

- RICHARD WERLY à Paris

Il partageait avec l’ancien président François Mitterrand cette volonté de prendre Paris d’assaut et de conquérir la France, dont son itinéraire personnel fut une parfaite illustrati­on. Décédé vendredi à 86 ans, dans sa demeure de Saint-Rémy-de-Provence, Pierre Bergé restera comme le pionnier de la mondialisa­tion de l’industrie de la haute couture et du luxe, dont il fut l’un des génies financiers.

Compagnon du créateur Yves Saint Laurent après avoir été celui du peintre Bernard Buffet, il accompagna toutes les aventures du grand couturier entre le milieu des années cinquante et son décès, en décembre 2008. Et toujours, ce natif de l’île d’Oléron, pur produit de ces terres charentais­es baignées par l’Atlantique, osa défier son époque en affichant son homosexual­ité de pair avec son goût pour les arts. Le tout servi par un tempéramen­t intraitabl­e d’homme d’affaires madré, dépourvu de diplômes (il n’avait pas le baccalauré­at), mais doté d’une habileté comptable et d’une intuition presque parfaite pour les ententes au plus haut niveau.

Le pari américain

L’histoire de Pierre Bergé fut celle d’une ambition et d’une capacité innée à comprendre les enjeux de son temps. Son ambition, lorsqu’il arrache son amant Yves Saint Laurent (rencontré en 1958, à 28 ans) à Christian Dior pour créer leur maison de couture — dix ans après sa propre arrivée à Paris, dans l’immédiat après-guerre —, est de transforme­r son époque. Dior glorifiait les femmes classiques, en grand aristocrat­e de la mode. Pierre Bergé, au seuil du tumulte culturel et révolution­naire des années 1960, comprend que la mode est un filon sans pareil et qu’elle doit accompagne­r la libération des femmes. L’homme d’affaires, lecteur assidu de Jean Giono, rompu aux négociatio­ns et amateur de coups de poker financiers, mise d’emblée sur New York et les États-Unis pour donner à Saint Laurent et à YSL une renommée mondiale. En 1962, la métropole américaine devient

La Mecque des tendances artistique­s. Pierre Bergé prend ses quartiers au Pierre, l’hôtel new-yorkais par excellence. Il ne dérogera plus à sa règle: toujours placer l’enseigne YSL sur les plus belles et grandes avenues du monde. La marque Yves Saint Laurent est revendue une première fois. La mode, les parfums et le luxe français entrent dans l’ère industriel­le.

Sa capacité à répondre à l’appétit des élites est impression­nante. À Paris, Saint Laurent et Bergé courtisent le monde des arts et font de leur appartemen­t, rue de Babylone près de Saint-Germain-des-Prés, une sorte de musée en mutation permanente, où cohabitent toiles de maître et mobilier de haute époque. À Marrakech, qui devient vite leur ville d’adoption, le couple attire dans sa villa Majorelle le gotha de la culture et des affaires, enivré par leur goût de la fête — orgies de paradis artificiel­s incluses —, qu’ils importent aussi dans leur Château Gabriel, à Benerville-sur-Mer, en Normandie, où les invités sont parfois convoyés en hélicoptèr­e. Le soin de la communicat­ion est omniprésen­t. Pierre Bergé sait se vendre, et sait vendre la marque YSL comme personne. Ce «Rastignac» tout droit sorti d’un roman de Stendhal n’aime guère lire la presse. Mais il apprécie la compagnie des journalist­es, qu’il finance, rabroue, sermonne, cajole, rudoie. Sous le premier septennat de François Mitterrand, l’homme d’affaires finance Globe, un magazine à la fois proche du pouvoir (version gauche caviar) sur le plan politique, et résolument militant sur le plan des moeurs et de l’antiracism­e. Bergé a besoin de combats. La presse est une de ses armes. La lutte contre le sida devient, très vite, la nouvelle bannière de son engagement.

Une figure emblématiq­ue

Ses ennemis le disent courtisan en diable. C’est vrai. Mais il n’abdique jamais sa liberté de parole. En ce début des années 80, si propices aux nouvelles grandes aventures industriel­les, d’autres empires de la mode et du luxe se construise­nt à l’ombre du socialisme de François Mitterrand. Bernard Arnault, héritier des filatures du nord, met la main sur les décombres du géant Boussac, puis bien plus tard sur Christian Dior et Louis Vuitton. François Pinault, l’homme des scieries bretonnes, installe sa collection d’art moderne sur la Dogana, à Venise, et prend le contrôle de Gucci. Pierre Bergé, alors dans la cinquantai­ne, n’est pas de cette race de conquistad­ors industriel­s. En 1976, épuisé par les frasques toxicomane­s de son compagnon, l’intéressé s’installe à l’hôtel Lutetia. Mais dans sa vie publique, YSL demeure son pré carré. Il en revendra successive­ment des parts à l’américain Squibb (division prêt-àporter), au magnat italien Carlo De Benedetti, puis au groupe Elf-Sanofi, avant l’introducti­on en Bourse en 1989. Le jackpot est chaque fois au rendez-vous.

Ses concurrent­s voient le luxe comme un Graal, visant le marché des classes moyennes et supérieure­s de l’Asie émergente. Pierre Bergé, lui, persiste à demeurer résolument européen et occidental dans sa manière de voir le monde. La France n’est pas sa base arrière. Elle est sa raison d’être, son jardin: «Il personnifi­ait la France. Par ses goûts, par sa manière d’être, par ses colères, par ses passions», confie au Temps l’éditoriali­ste et ex-directeur du Monde Alain Frachon, qui se souvient d’un déjeuner durant lequel un seul sujet fut évoqué ou presque: la littératur­e, les lettres, le romanesque de la vie. «C’était un mécène, un vrai. Dans toute sa complexité », poursuit le journalist­e.

L’aventure du Monde

Après l’aventure de Globe et de multiples incursions dans le domaine de la presse, Pierre Bergé opte, en novembre 2010, pour une dernière épopée : celle du vénérable quotidien français du soir Le Monde, dont il rachète la majorité des parts avec deux autres coactionna­ires : le banquier Matthieu Pigasse et le magnat des télécommun­ications Xavier Niel. La boucle est bouclée. L’ancien propriétai­re d’YSL, dont les bureaux se trouvent à deux pas de l’Alma, près de la Seine, n’est pas un lecteur assidu du titre, mais il y voit, là encore, «un miroir de la France » et en devient le président du Conseil de sur veillance.

Preuve de son caractère pionnier, alors que l’atteint la myopathie rendue publique en 2009 et qui l’emportera, Pierre Bergé prend très vite ses aises dans le monde des médias sociaux, et notamment sur Twitter. Lors des conseils d’administra­tion, sa franchise, parfois méchante, détonne. Il n’est guère écouté. Mais il tape et tweete fort. Comme lorsqu’il dénonce, sous le quinquenna­t Hollande, les prises de position contre le mariage pour tous, son ultime combat. Ou lorsqu’il s’en prend aux reporters d’investigat­ion et aux SwissLeaks qui disent — sans surprise de la part de ce financier hors pair — l’opacité de son empire et son goût pour les structures offshore.

Un collection­neur amoureux

Dans les coulisses, toutefois, l’homme tient sa parole d’actionnair­e. Il confie à sa fondation les parts du Monde pour perpétuer le pacte qui impose à ses deux autres actionnair­es de ne pas tenter de devenir majoritair­es, afin de préserver les droits de la rédaction.

Cet homme qui fit de la France un art était, d’abord, un collection­neur. Avec tout ce que cela comporte comme excès, passions, lubies et combinaiso­ns d’arrière-cour pour obtenir les meilleures pièces et en tirer, plus tard, le meilleur profit. La troisième vente de sa bibliothèq­ue eut lieu en juin 2017, mise aux enchères par sa propre maison de vente aux enchères, Pierre Bergé et associés. En février 2009, c’est à Christie’s que l’intéressé avait confié le soin de vendre la collection d’art qu’il avait, tout au long de leur vie commune, réunie avec Yves Saint Laurent. Les 375 millions d’euros recueillis furent donnés à la recherche contre le sida. Marié voici quelques mois au paysagiste Madison Cox, virtuose des plantes, ce provincial modeste devenu grand bourgeois affirma toujours «être de gauche sans jamais avoir été marxiste ». Il sera surtout resté, jusqu’au bout, le chevalier d’une France ambivalent­e que l’élitisme et une bonne dose de cynisme n’empêchent pas de rester plurielle, inventive, innovante et attrayante.

 ?? STEPHANE DE SAKUTIN AGENCE FRANCE-PRESSE ?? L’homme d’affaires et mécène français Pierre Bergé, photograph­ié dans son bureau de Paris en février 2015
STEPHANE DE SAKUTIN AGENCE FRANCE-PRESSE L’homme d’affaires et mécène français Pierre Bergé, photograph­ié dans son bureau de Paris en février 2015

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