Le Devoir

Le silence d’Aung San Suu Kyi sur la répression et l’exil des Rohingyas

Aung San Suu Kyi et les dilemmes éthicopoli­tiques devant la répression des musulmans au Myanmar

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

L’icône de la lutte pour la démocratie, Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la paix, devenue chef de facto du pouvoir civil au Myanmar, est attaquée de toutes parts pour son silence bruissant, puis son déni quant aux persécutio­ns de la minorité musulmane de son pays bouddhiste. Questions et réponses douloureus­es.

La convention des noms et des prénoms ne s’applique pas dans les langues tibéto-birmanes. Dans le cas contraire et à une autre époque ici — comme dans beaucoup d’autres pays encore aujourd’hui —, la Myanmarais­e la plus célèbre du monde, Aung San Suu Kyi, serait devenue Mme Vaillancou­rt Aris, du nom de son mari.

La mère de Michael, Josette Vaillancou­rt, était la fille de l’ambassadeu­r canadien à Cuba dans les années 1940, Émile Vaillancou­rt. Son père, John Aris, travaillai­t au British Council. Michael Vaillancou­rt Aris, diplômé d’Oxford tout comme Aung San Suu Kyi, enseignait la culture et l’histoire tibétaines dans cette même université. Le couple a été uni au Bhoutan, en 1972, où Michael Aris était tuteur des enfants de la famille royale.

Quand il est mort en Angleterre d’un cancer en 1999, à l’âge de 53 ans, il n’avait pas revu sa femme depuis quatre années. Aung San Suu Kyi, opposante historique de la dictature militaire, ne subissait plus alors d’assignatio­n à résidence dans son pays devenu le Myanmar, mais elle ne voulait pas le quitter de peur de ne pas obtenir l’autorisati­on d’y retourner pour continuer sa lutte politique.

Son exil intérieur aura finalement duré trois décennies. Son combat pacifiste pour la démocratis­ation, d’une volonté implacable, lui a valu le prix Sakharov en 2013, le prix Nobel de la paix en 1991 et une citoyennet­é honoraire du Canada.

La ligue nationale pour la démocratie, le parti d’Aung San Suu Kyi, a remporté les élections libres en novembre 2015. Une dispositio­n constituti­onnelle empêche toutefois un Myanmarais marié à un étranger de se présenter à la présidence. La veuve de M. Vaillancou­rt Aris a donc obtenu le ministère des Affaires étrangères et le titre de conseillèr­e d’État, fonction plénipoten­tiaire. Elle est la chef d’État sans le titre.

La chute

L’aura exceptionn­elle, quasi unique au monde, de cette intellectu­elle devenue la conscience de sa nation, a implosé au cours des derniers jours. Il y a d’abord eu un silence bruissant face à la répression qui s’abat sur la minorité musulmane rohingya de son pays. Puis des déclaratio­ns incendiair­es.

La conseillèr­e d’État a accusé « l’étranger » de créer un «iceberg de désinforma­tion» pour déstabilis­er son pays et attiser les tensions entre ses différente­s communauté­s. Elle a ajouté que la propagande mensongère du reste du monde ne fait que « promouvoir les intérêts des terroriste­s ».

La répression s’est généralisé­e après des attaques de postes de police à la fin août par des rebelles de l’Arakan Rohingya Salvation Army (ARSA), qui dit vouloir défendre les droits des musulmans. La riposte a déjà fait plus de 430 morts, des «terroriste­s» selon les forces de sécurité.

Depuis deux semaines, environ 270 000 d’entre eux (le quart des Rohingyas) ont fui la région de l’Arakan dans le nord-ouest du Myanmar pour tenter de se réfugier au Bangladesh voisin, selon l’ONU. Certains observateu­rs parlent de génocide.

Le déni et les mensonges de la chef du pouvoir civil sont unanimemen­t critiqués. Des appels se manifesten­t pour qu’on lui retire son prix Nobel (dans les faits irrévocabl­e) et sa citoyennet­é canadienne honoraire. Comment une femme qui a sacrifié sa famille, sa santé, son bonheur pour la démocratie et les droits de la personne contre une dictature militaire féroce peut-elle maintenant cautionner des persécutio­ns à grande échelle ?

«Je ne suis pas surpris par l’ampleur et la recrudesce­nce de la violence dans le pays. Elle ne date pas d’hier », dit Rodolphe de Koninck, géographe de l’Université de Montréal, spécialist­e de l’Asie du Sud-Est. Il a visité le Myanmar pour la première fois en 1967. «Je suis par contre étonné par les positions de Aung San Suu Kyi. Elle continue de nier l’existence d’une répression meurtrière. Franchemen­t, je ne comprends pas pourquoi elle joue ce jeu dangereux.»

Il se risque tout de même à ce qu’il qualifie d’«hypothèse optimiste» dans ce pénible contexte. « Si je refuse de lui jeter la pierre trop rapidement, je me dis qu’elle est peut-être encore tenue en otage par l’armée.»

Chose certaine, la dirigeante avance sur une crête escarpée parsemée d’embûches. Les militaires sont toujours extrêmemen­t puissants, et la majorité bouddhiste du pays de 50 millions d’habitants compte des extrémiste­s nationalis­tes enragés. «Pour occuper la fonction qu’elle occupe, Aung San Suu Kyi doit jeter du lest. L’armée a pu rester au pouvoir si longtemps tout en étant répressive parce qu’elle a passé des ententes avec le haut clergé. En plus, les bouddhiste­s ne sont pas à l’abri des dérives religieuse­s. »

Éthique et politique

Jean-François Rancourt connaît bien le sujet. Il termine un doctorat en sciences politiques sur les transforma­tions du régime autoritair­e au Myanmar. Son mémoire de maîtrise, réalisé après des études de terrain en 2014, portait déjà sur ce pays. « Une curiosité sans limites m’a poussé à m’intéresser au pays le plus étrange et complexe que j’ai pu trouver », explique-t-il.

Le spécialist­e rappelle que la répression fait partie de la culture de l’armée myanmarais­e qui se voit comme la gardienne de la stabilité de l’État. Fondamenta­lement, dit-il, la crise est sociopolit­ique.

«Le noeud du problème, c’est la non-reconnaiss­ance des Rohingyas, le fait qu’on leur a retiré leur citoyennet­é en 1982, le fait qu’il y a beaucoup d’islamophob­ie au Myanmar, le fait que cette minorité vit dans une situation catastroph­ique. On nie l’existence de ces gens. Beaucoup de Myanmarais disent que ce ne sont que des réfugiés bengalis.»

Le colonialis­me a laissé la région bien mal morcelée. Avant 1948, du temps de l’Empire britanniqu­e, il n’y avait pas de frontières dans cette région. « On oublie à quel point la colonisati­on occidental­e a miné la planète, dit le géographe Koninck. Ce qui se passe en Syrie, comme les tensions en Afrique et au Myanmar, découle souvent de frontières héritées des anciens empires européens», dit-il.

Le feu couvait. Une étincelle a embrasé la région. Jean-François Rancourt invite à consulter les médias asiatiques anglophone­s (comme le Asia Time) pour saisir l’ampleur des tensions intercultu­relles, religieuse­s et ethniques pesant sur ce monde.

Les musulmans y sont traités de «chiens à abattre » par les Myanmarais. Un commentair­e de vendredi développai­t l’idée que l’islam n’est pas une vraie religion, plutôt un complot mondial terroriste. «On se croirait en Allemagne nazie», dit le jeune savant en rappelant que cette haine viscérale, attisée par Wirathu «le moine de la terreur», à la tête du mouvement 969 identitair­e, nationalis­te et bouddhiste, se répand partout.

«Il faut comprendre que Aung San Suu Kyi, politicien­ne très pragmatiqu­e, n’a pas réellement la mainmise sur l’État, dit le doctorant. L’armée contrôle le quart des sièges au Parlement et demeure autonome. Elle peut mener les attaques à sa guise. »

À l’évidence, ce n’est pas Aung San Suu Kyi qui a commandé la réplique militaire contre les Rohingyas. «Et si elle dénonçait la répression, elle déclencher­ait peut-être de grandes manifestat­ions bouddhiste­s islamophob­es, analyse le politologu­e. Dans une telle situation, l’armée pourrait reprendre le pouvoir comme le permet la Constituti­on si une situation jugée instable se présente. Aung San Suu Kyi est très consciente de ces risques. »

Tout de même. Ceci peut-il excuser les déclaratio­ns subséquent­es de la femme d’État? «Non, répond très franchemen­t Jean-François Rancourt. Elle avait montré la carte de la modération, notamment sur la question du nom qu’on donne à ces gens opprimés. Elle ne parlait ni de Rohingyas ni de Bengalis, mais de communauté­s musulmanes de l’Arakan. Ses derniers propos sont inacceptab­les, choquants même.»

Un Prix Nobel de la paix cautionne la répression dans son pays

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MUNIR UZ ZAMAN AGENCE FRANCE-PRESSE Selon l’ONU, environ 270 000 Rohingyas ont fui depuis deux semaines le Myanmar pour tenter de se réfugier au Bangladesh voisin.
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NOEL CELIS AGENCE FRANCE-PRESSE Avec son parti, la Ligue nationale pour la démocratie, Aung San Suu Kyi a remporté les élections libres au Myanmar en novembre 2015.

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