Le silence d’Aung San Suu Kyi sur la répression et l’exil des Rohingyas
Aung San Suu Kyi et les dilemmes éthicopolitiques devant la répression des musulmans au Myanmar
L’icône de la lutte pour la démocratie, Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la paix, devenue chef de facto du pouvoir civil au Myanmar, est attaquée de toutes parts pour son silence bruissant, puis son déni quant aux persécutions de la minorité musulmane de son pays bouddhiste. Questions et réponses douloureuses.
La convention des noms et des prénoms ne s’applique pas dans les langues tibéto-birmanes. Dans le cas contraire et à une autre époque ici — comme dans beaucoup d’autres pays encore aujourd’hui —, la Myanmaraise la plus célèbre du monde, Aung San Suu Kyi, serait devenue Mme Vaillancourt Aris, du nom de son mari.
La mère de Michael, Josette Vaillancourt, était la fille de l’ambassadeur canadien à Cuba dans les années 1940, Émile Vaillancourt. Son père, John Aris, travaillait au British Council. Michael Vaillancourt Aris, diplômé d’Oxford tout comme Aung San Suu Kyi, enseignait la culture et l’histoire tibétaines dans cette même université. Le couple a été uni au Bhoutan, en 1972, où Michael Aris était tuteur des enfants de la famille royale.
Quand il est mort en Angleterre d’un cancer en 1999, à l’âge de 53 ans, il n’avait pas revu sa femme depuis quatre années. Aung San Suu Kyi, opposante historique de la dictature militaire, ne subissait plus alors d’assignation à résidence dans son pays devenu le Myanmar, mais elle ne voulait pas le quitter de peur de ne pas obtenir l’autorisation d’y retourner pour continuer sa lutte politique.
Son exil intérieur aura finalement duré trois décennies. Son combat pacifiste pour la démocratisation, d’une volonté implacable, lui a valu le prix Sakharov en 2013, le prix Nobel de la paix en 1991 et une citoyenneté honoraire du Canada.
La ligue nationale pour la démocratie, le parti d’Aung San Suu Kyi, a remporté les élections libres en novembre 2015. Une disposition constitutionnelle empêche toutefois un Myanmarais marié à un étranger de se présenter à la présidence. La veuve de M. Vaillancourt Aris a donc obtenu le ministère des Affaires étrangères et le titre de conseillère d’État, fonction plénipotentiaire. Elle est la chef d’État sans le titre.
La chute
L’aura exceptionnelle, quasi unique au monde, de cette intellectuelle devenue la conscience de sa nation, a implosé au cours des derniers jours. Il y a d’abord eu un silence bruissant face à la répression qui s’abat sur la minorité musulmane rohingya de son pays. Puis des déclarations incendiaires.
La conseillère d’État a accusé « l’étranger » de créer un «iceberg de désinformation» pour déstabiliser son pays et attiser les tensions entre ses différentes communautés. Elle a ajouté que la propagande mensongère du reste du monde ne fait que « promouvoir les intérêts des terroristes ».
La répression s’est généralisée après des attaques de postes de police à la fin août par des rebelles de l’Arakan Rohingya Salvation Army (ARSA), qui dit vouloir défendre les droits des musulmans. La riposte a déjà fait plus de 430 morts, des «terroristes» selon les forces de sécurité.
Depuis deux semaines, environ 270 000 d’entre eux (le quart des Rohingyas) ont fui la région de l’Arakan dans le nord-ouest du Myanmar pour tenter de se réfugier au Bangladesh voisin, selon l’ONU. Certains observateurs parlent de génocide.
Le déni et les mensonges de la chef du pouvoir civil sont unanimement critiqués. Des appels se manifestent pour qu’on lui retire son prix Nobel (dans les faits irrévocable) et sa citoyenneté canadienne honoraire. Comment une femme qui a sacrifié sa famille, sa santé, son bonheur pour la démocratie et les droits de la personne contre une dictature militaire féroce peut-elle maintenant cautionner des persécutions à grande échelle ?
«Je ne suis pas surpris par l’ampleur et la recrudescence de la violence dans le pays. Elle ne date pas d’hier », dit Rodolphe de Koninck, géographe de l’Université de Montréal, spécialiste de l’Asie du Sud-Est. Il a visité le Myanmar pour la première fois en 1967. «Je suis par contre étonné par les positions de Aung San Suu Kyi. Elle continue de nier l’existence d’une répression meurtrière. Franchement, je ne comprends pas pourquoi elle joue ce jeu dangereux.»
Il se risque tout de même à ce qu’il qualifie d’«hypothèse optimiste» dans ce pénible contexte. « Si je refuse de lui jeter la pierre trop rapidement, je me dis qu’elle est peut-être encore tenue en otage par l’armée.»
Chose certaine, la dirigeante avance sur une crête escarpée parsemée d’embûches. Les militaires sont toujours extrêmement puissants, et la majorité bouddhiste du pays de 50 millions d’habitants compte des extrémistes nationalistes enragés. «Pour occuper la fonction qu’elle occupe, Aung San Suu Kyi doit jeter du lest. L’armée a pu rester au pouvoir si longtemps tout en étant répressive parce qu’elle a passé des ententes avec le haut clergé. En plus, les bouddhistes ne sont pas à l’abri des dérives religieuses. »
Éthique et politique
Jean-François Rancourt connaît bien le sujet. Il termine un doctorat en sciences politiques sur les transformations du régime autoritaire au Myanmar. Son mémoire de maîtrise, réalisé après des études de terrain en 2014, portait déjà sur ce pays. « Une curiosité sans limites m’a poussé à m’intéresser au pays le plus étrange et complexe que j’ai pu trouver », explique-t-il.
Le spécialiste rappelle que la répression fait partie de la culture de l’armée myanmaraise qui se voit comme la gardienne de la stabilité de l’État. Fondamentalement, dit-il, la crise est sociopolitique.
«Le noeud du problème, c’est la non-reconnaissance des Rohingyas, le fait qu’on leur a retiré leur citoyenneté en 1982, le fait qu’il y a beaucoup d’islamophobie au Myanmar, le fait que cette minorité vit dans une situation catastrophique. On nie l’existence de ces gens. Beaucoup de Myanmarais disent que ce ne sont que des réfugiés bengalis.»
Le colonialisme a laissé la région bien mal morcelée. Avant 1948, du temps de l’Empire britannique, il n’y avait pas de frontières dans cette région. « On oublie à quel point la colonisation occidentale a miné la planète, dit le géographe Koninck. Ce qui se passe en Syrie, comme les tensions en Afrique et au Myanmar, découle souvent de frontières héritées des anciens empires européens», dit-il.
Le feu couvait. Une étincelle a embrasé la région. Jean-François Rancourt invite à consulter les médias asiatiques anglophones (comme le Asia Time) pour saisir l’ampleur des tensions interculturelles, religieuses et ethniques pesant sur ce monde.
Les musulmans y sont traités de «chiens à abattre » par les Myanmarais. Un commentaire de vendredi développait l’idée que l’islam n’est pas une vraie religion, plutôt un complot mondial terroriste. «On se croirait en Allemagne nazie», dit le jeune savant en rappelant que cette haine viscérale, attisée par Wirathu «le moine de la terreur», à la tête du mouvement 969 identitaire, nationaliste et bouddhiste, se répand partout.
«Il faut comprendre que Aung San Suu Kyi, politicienne très pragmatique, n’a pas réellement la mainmise sur l’État, dit le doctorant. L’armée contrôle le quart des sièges au Parlement et demeure autonome. Elle peut mener les attaques à sa guise. »
À l’évidence, ce n’est pas Aung San Suu Kyi qui a commandé la réplique militaire contre les Rohingyas. «Et si elle dénonçait la répression, elle déclencherait peut-être de grandes manifestations bouddhistes islamophobes, analyse le politologue. Dans une telle situation, l’armée pourrait reprendre le pouvoir comme le permet la Constitution si une situation jugée instable se présente. Aung San Suu Kyi est très consciente de ces risques. »
Tout de même. Ceci peut-il excuser les déclarations subséquentes de la femme d’État? «Non, répond très franchement Jean-François Rancourt. Elle avait montré la carte de la modération, notamment sur la question du nom qu’on donne à ces gens opprimés. Elle ne parlait ni de Rohingyas ni de Bengalis, mais de communautés musulmanes de l’Arakan. Ses derniers propos sont inacceptables, choquants même.»
Un Prix Nobel de la paix cautionne la répression dans son pays