Le Devoir

Après Harvey et Irma, l’inertie?

Une fois les catastroph­es passées, les forces économique­s et politiques tendent à ignorer l’adoption de pratiques résiliente­s

- ISABELLE PARÉ

Les catastroph­es vécues à Houston et celles laissées dans le sillage du puissant ouragan

Irma deviendron­t-elles coutume ? Ouragans et inondation­s comptent désormais pour près de 75 % des désastres liés au climat. Le nombre de pluies «extrêmes» sur la planète monte en flèche. L’avenir s’annonce détrempé. Or, la répétition des désastres ne semble pas réussir à infléchir les façons de faire, notamment de penser les villes. Pourquoi?

Au lendemain de l’ouragan Katrina, Julie Hernandez, alors jeune géographe, se souvient d’avoir entendu «plus jamais». Dans les rues, on s’arrachait les t-shirts arborant le slogan «Le réchauffem­ent climatique n’est pas un mythe. Y croyez-vous maintenant?». Or, 12 ans plus tard, c’est comme si les 1800 morts et les 108 milliards de dommages qui ont plombé l’économie de la région et du pays avaient été oubliés.

«On pensait que La Nouvelle-Orléans allait être un laboratoir­e et un modèle de ville résiliente au climat. Les architecte­s et ingénieurs ont repensé la ville, ont proposé un plan pour concentrer la population sur les terres les plus élevées et pour transforme­r les terrains bas en zones vertes. Il y a presque eu une insurrecti­on civile, les gens voulaient non seulement retourner dans leur ville, mais dans leur maison!» affirme cette géographe de l’École de santé publique de l’Université Tulane à La Nouvelle-Orléans.

Le nouveau normal

Après Katrina, les raisonneme­nts scientifiq­ues et les engagement­s politiques ont vite été dissolus dans les eaux brouillées de la sensibilit­é collective. Il faudra s’attendre à la même chose au lendemain de Harvey et d’Irma, à moins que cette fois le chaos et les coûts n’aient l’effet d’un coup de Jarnac sur les conscience­s, estime Paul J. Ferraro, professeur d’économie spécialisé dans les enjeux environnem­entaux à l’Université Johns Hopkins.

«Il faut arrêter d’utiliser l’expression “tempête historique” pour justifier notre manque de préparatio­n à ces événements qui causent des pertes de vie et des dommages substantie­ls. Ce que nous observons, ce sera “la nouvelle normalité”. Or, nous n’étions déjà pas prêts à affronter “l’ancienne réalité”», appuie le professeur.

La professeur­e Hernandez estime elle aussi qu’il faut cesser de s’étonner de ces déferlemen­ts du climat, dont la surenchère s’observe depuis déjà quelques décennies. En Asie du Sudest, les crues provoquées par des typhons sont en hausse depuis des années. Et il y a belle lurette que ce que les «tempêtes tropicales» sèment le chaos bien au-delà des tropiques. «Les ouragans s’observent à des latitudes de plus en plus élevées, dans des zones où l’on ne les attendait pas. Ce n’est pas arrivé brutalemen­t. Houston avait vécu trois inondation­s majeures ces dernières années, sans pourtant revoir ses systèmes de gestion des catastroph­es», critique-t-elle.

Revoir les modèles

Les modèles prédictifs de l’intensité des catastroph­es, qui qualifient d’«une sur 500 ans ou 1000 ans» la probabilit­é et l’intensité d’un ouragan ou d’une crue, sont désuets. Ils confortent décideurs, investisse­urs et même la population dans l’idée qu’ils ont été victimes d’un rarissime mauvais sort, contre qui rien ni personne ne peut agir.

Pour Paul J. Ferraro, la capacité à gérer les sursauts du climat dans les États et les villes vulnérable­s est minimale. On a décrié ad nauseam les ratés urbanistiq­ues qui ont démultipli­é l’impact de Harvey sur Houston. Le développem­ent immobilier effréné des dernières années s’est fait en toute connaissan­ce de cause dans des zones inondables, marais et bayous ont été remblayés pour accueillir la population croissante, rendant la ville de moins en moins apte à absorber des trombes d’eau.

Pis, le lacis des canaux de drainage creusés et de digues érigées pour assécher des zones humides aux fins de constructi­on a littéralem­ent servi de «cheval de Troie» aux flots déchaînés pour engloutir le centre-ville, affirme Julie Hernandez.

D’aucune façon ces villes et ces États n’ont tenté de devenir plus «résilients» aux fléaux climatique­s susceptibl­es de s’abattre sur eux, déplore le professeur Ferraro. «Les gens restent insensible­s à la notion de risque, car il n’y a aucun incitatif financier pour les faire changer d’idée. Les gens qui profitent du développem­ent immobilier ne sont pas ceux qui paient ensuite pour les dommages. C’est le gouverneme­nt fédéral. Il doit y avoir un prix à payer pour les villes ou les promoteurs qui font fi de cette réalité », dit-il.

Amnésie collective

Même à La Nouvelle-Orléans, une fois les plans «de ville résiliente» mis à la corbeille, la ville s’est reconstrui­te sur les mêmes bases fragiles, à quelques exceptions près. Pourquoi? « Refuser à des gens de retourner chez eux a un coût politique immense. Or, les élus pensent d’abord à leur réélection. Ils mettent dans la balance les bénéfices à court terme d’une telle décision et le risque lointain qu’un tel scénario apocalypti­que se reproduise », affirme Julie Hernandez, qui a participé au processus de récupérati­on et de mobilisati­on post-catastroph­e après Katrina.

Selon ces deux observateu­rs, la décentrali­sation des pouvoirs aux États-Unis favorise l’inertie actuelle. «Cela cause un grand chaos. Il faudrait centralise­r et standardis­er les décisions [liées aux nouvelles réalités environnem­entales] qui ont un impact sur le zonage. En ce moment, ces décisions sont entre les mains de ceux-là mêmes qui n’ont rien à gagner à changer les normes», insiste Paul J. Ferraro, qui juge inouï que des programmes permettent d’obtenir des subvention­s pour reconstrui­re en zone inondable. Pis, le gouverneme­nt perpétue cette spirale insensée en payant la surprime d’assurance imposée aux propriétai­res de résidences à risque.

Julie Hernandez croit toute interventi­on fédérale inespérée, en ces temps « où la logique a déserté la Maison-Blanche». «Ces événements vont faire couler beaucoup d’encre, mais l’idée même que le gouverneme­nt fédéral impose des normes de constructi­on nationales est de la pure science-fiction! Mis à part dans les parcs nationaux, il n’y a pas de lois sur les littoraux. Le modèle d’un Étatprovid­ence qui n’agit qu’en temps de crise est bien ancré. Ce modèle est une incitation à ne pas changer les choses, à ne pas planifier pour l’avenir. »

Ultimement, la création de villes résiliente­s coûtera très cher, estime la géographe, qui intervient auprès des population­s vulnérable­s. Des impacts sociaux sont aussi à prévoir. Car le surcoût de nouvelles normes urbaines aura malheureus­ement un effet direct sur les population­s plus pauvres, souvent retranchée­s dans les «banlieues ethniques» (surnommées ethnoburbs), ces secteurs où les habitation­s sont moins chères, justement parce qu’elles sont situées dans les zones à haut risque de crues soudaines.

«Dans tous les cas de figure, ce sont eux en paieront le prix et qui devront aller vivre ailleurs, toujours plus loin. »

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BRENDAN SMIALOWSKI AGENCE FRANCE-PRESSE La passage de l’ouragan Harvey sur le Texas a causé d’importante­s inondation­s, notamment à Houston, capitale de cet État américain.
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LE DEVOIR
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