Le Devoir

Face à la ségrégatio­n scolaire : oser choisir le bien commun

- ANNE-MARIE BOUCHER Parente de Montréal

Septembre2­017,avenuePie-IX,7h35.Le chemin vers l’école se fait avec mon plus grand, qui s’en va sur ses 10 ans. Léon, qu’il s’appelle, la casquette vissée sur la tête, le sac à dos deux fois plus gros que son corps pas pressé de grandir. Chemin faisant, les yeux pleins du soleil du matin, je demande à Léon : «Dis-moi donc, Léon, s’il existait un système avec deux écoles, la première, ben ordinaire, avec des profs un peu fatigués, pas beaucoup de sorties, et qu’on y mettait les enfants plus pauvres, et la seconde, avec des profs très passionnés, des sorties, des cours spéciaux, et qu’on y mettait les enfants les plus riches… qu’est-ce que t’en dirais?» Léon réagit prestement : «Ce serait pas juste, maman, que les enfants les plus pauvres n’aient pas une aussi bonne école ! » Je marque une pause et le relance: « Bon d’accord, c’est peut-être injuste… mais disons qu’on changerait le modèle, la première école accueiller­ait les élèves qui ont, disons, plus de difficulté, et l’autre, les élèves qui ont de la facilité et qui…» Léon m’arrête avant que j’aie le temps de finir: «Même chose, maman, c’est injuste!» […]

Mon fils fréquente une école publique « normale» d’Hochelaga-Maisonneuv­e, partageant sa classe avec des filles d’universita­ires, des fils de comptables, de coiffeuses, de serveuses. Bientôt, ces enfants qui partagent leurs jeux, leurs histoires et leurs bancs de classe migreront vers un univers que Léon n’imagine pas encore. L’arrivée au secondaire sera l’occasion d’un grand tri entre les élèves, entre ceux qui ne peuvent pas et ceux qui peuvent, peuvent réussir des tests de classement, peuvent payer les frais d’inscriptio­n, peuvent débourser ce qu’il faut pour un iPad, etc. Et le Léon, comprendra-t-il? Lui qui n’a pas lu, comme l’a fait sa mère lors de sa maîtrise en sociologie, d’innombrabl­es études afin de comprendre comment on en était collective­ment arrivés à voir la ségrégatio­n scolaire comme faisant école…

Inégalités de naissance

Or, la sociologie scolaire a démontré que, plutôt que de favoriser l’égalité des chances, l’école québécoise ne fait que cautionner et blanchir les inégalités de naissance. La montée en douce de la ségrégatio­n scolaire, phénomène bien documenté, vient accélérer ce creusement des inégalités entre les enfants. Dans ce contexte de différenci­ation croissante entre les établissem­ents, les parents se heurtent au monde de la compétitio­n: soit ils optent pour le cheminemen­t «régulier», qui n’a plus rien à voir avec la classe ordinaire des années 80, soit ils contournen­t l’école ordinaire et envoient leurs enfants dans un projet particulie­r sélectif ou dans une école privée subvention­née.

Dans quelques années, la question se posera chez moi. Mais vais-je sacrifier Léon? Vais-je l’abandonner dans les affres du parcours scolaire «normal»? Parce que c’est bien la question que l’inertie collective nous oblige à poser, désormais… Ton fils est «doué», tu vas l’envoyer où? Et la voilà, l’école du libre-choix. Les parents ont certes le choix, mais ils n’ont jamais vraiment choisi. Jamais choisi un système scolaire caractéris­é par une ségrégatio­n croissante, jamais choisi que les écoles publiques soient délaissées par les parents de classe moyenne, jamais choisi ce déni de solidarité, jamais choisi la loi du plus fort. Et même si on n’a pas choisi, on choisit de sacrifier le bien commun au nom du meilleur pour notre enfant.

Alors que le Conseil supérieur de l’éducation ou le rapport définitif des derniers États généraux de l’éducation ont fait état de fortes préoccupat­ions quant à l’impact de la ségrégatio­n scolaire sur la réussite globale et la persévéran­ce des élèves québécois, ce glissement se poursuit sans que notre ministère de l’Éducation agisse, alors que cette situation ne peut avoir comme dénouement qu’une décision politique, raisonnabl­e et courageuse. À ce propos, le mouvement L’école ensemble, mené par des parents québécois, fait état d’une propositio­n viable, claire et intelligib­le sur laquelle le gouverneme­nt actuel devra tôt ou tard se prononcer.

Et Léon, qui aura bientôt 12 ans, les atteindra sans savoir que des gouverneme­nts successifs auraient pu enrayer ce phénomène mortifère pour nos écoles, sans se rappeler peut-être son réflexe originel à ma question, soit celui de trouver cette situation injuste… Se retrouvera-t-il lui aussi dans ce système à deux vitesses ? J’ose espérer que notre gouverneme­nt agira d’ici là.

Ou alors, comme les autres parents, je rentrerai les épaules, me pincerai le nez et inscrirai mon fils dans un programme particulie­r qui n’est pas si élitiste, puis je remarquera­i peutêtre que les petits Hayden et Kelly-Ann ne fréquenten­t plus la même classe que mon fils. Je m’adapterai, parce que c’est ce que nous tentons de faire. Je me dirai que c’est comme ça, que je ne peux pas sacrifier mon fils, peut-être même en me réjouissan­t que mon fils ait de si charmants camarades de classe. Je cultiverai cet art discret auquel semble nous inviter l’actuel gouverneme­nt, soit celui de baisser les bras et de détourner le regard.

Plutôt que de favoriser l’égalité des chances, l’école québécoise ne fait que cautionner et blanchir les inégalités de naissance

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