Le Devoir

Pour un soutien financier permanent de l’État aux médias

- RÉMI TOUPIN Doctorant en science, technologi­e et société, et cocoordonn­ateur de la revue L’Esprit libre

Les temps sont durs pour les médias, mais surtout pour les journalist­es. Les nouvelles technologi­es ont transformé le paysage médiatique, et les dirigeants des grands médias tentent de s’adapter pour demeurer compétitif­s, trop souvent au détriment de la publicatio­n d’articles de qualité. Alors que TC Transconti­nental vend ses hebdos au Québec, il est plus que justifié de se préoccuper de l’avenir du quatrième pouvoir.

Pendant ce temps, les gouverneme­nts fédéral et provincial ne mettent en place aucune mesure concrète et durable. L’aide financière annoncée lors du dernier budget provincial afin d’aider les médias traditionn­els à effectuer le «virage numérique» est nettement insuffisan­te et ne constitue pas une solution à long terme. Le gouverneme­nt fédéral pourrait poser un geste conséquent et taxer les Google, Netflix et Facebook de ce monde, mais il refuse catégoriqu­ement de le faire. Ce sont ainsi des millions de dollars perdus qui pourraient être réinvestis dans les médias nationaux et la production de contenu culturel.

La Coalition pour la pérennité de la presse d’informatio­n, dont sont membres le journal Le Devoir, le Groupe Capitales Médias, Hebdos Québec et TC Transconti­nental, tente pendant ce temps d’obtenir une aide financière temporaire de cinq ans. Sa prise de parole au printemps dernier aura au moins permis d’amener le sujet dans la sphère publique.

Nous croyons cependant qu’il faut aller plus loin et revoir en profondeur le financemen­t des médias pour assurer une couverture rigoureuse et sans complaisan­ce de l’actualité. L’État a un rôle crucial à jouer dans cette reconfigur­ation du paysage médiatique.

Difficulté pour les médias en émergence

Nous invitons les décideuses et décideurs politiques à envisager la mise sur pied d’un programme d’aide financière permanent aux médias, sans oublier les médias parallèles en émergence.

Nous proposons de déléguer à un organisme subvention­naire existant la responsabi­lité d’octroyer une certaine somme pour de l’aide au fonctionne­ment ou pour le financemen­t de projets médiatique­s en particulie­r. Certes, il reste à définir les paramètres, et il nous apparaît précoce de les présenter ici. Cela étant, il est selon nous incongru que les médias d’informatio­n écrits soient systématiq­uement écartés des possibilit­és de financemen­t publiques. Plusieurs États dans le monde financent les médias, ce qui réduit leur dépendance aux revenus publicitai­res et leur donne une latitude pour couvrir des sujets épineux.

Les tumultes des dernières décennies ont occasionné une reconfigur­ation du paysage médiatique, mais le Québec est toujours l’un des endroits au monde où la concentrat­ion et la convergenc­e des médias sont les plus importante­s. Ainsi, un petit nombre de propriétai­res possède presque l’entièreté des médias, ce qui ne peut qu’être un obstacle à l’expression d’une diversité des points de vue. Dans l’état actuel des choses, il est difficile pour les médias indépendan­ts, parallèles et communauta­ires de survivre, et encore plus difficile d’émerger.

Il ne faut surtout pas oublier qu’il est important que les lecteurs et lectrices puissent avoir accès à une diversité de sources pour mieux s’informer. En effet, tous les médias ont leur ligne éditoriale et une culture particuliè­re qui leur est propre. La multiplici­té des médias et de leurs approches journalist­iques favorise la diffusion d’une pluralité de points de vue, ce qui est essentiel à tout débat démocratiq­ue sain.

Il ne faudrait donc pas se contenter d’aider seulement les médias écrits déjà bien établis. Certes, soutenons-les dans leur transition, mais n’oublions pas que le paysage médiatique québécois manque de diversité depuis déjà des décennies. Saisissons donc aussi cette occasion pour pallier un déficit démocratiq­ue non négligeabl­e.

Il n’y a pas que les revenus publicitai­res

Les membres de la Coalition pour la pérennité de la presse d’informatio­n souhaitent s’adapter pour continuer à tirer leur part du gâteau des revenus publicitai­res. Nous croyons qu’il faut aussi miser davantage sur l’investisse­ment direct de nos lecteurs et lectrices. Plusieurs médias indépendan­ts ont développé des formules de membrariat novatrices, mais ils ont besoin d’un soutien financier pour pérenniser leur approche et permettre l’essor véritable de leur média.

Nous croyons que les citoyennes et citoyens ont conscience de l’importance de la presse écrite et qu’ils sont prêts et prêtes à débourser afin de permettre aux journalist­es de poursuivre leur travail. Nous croyons aussi que la dépendance aux revenus publicitai­res peut parfois constituer un obstacle à la couverture de certains sujets épineux. Envisager une solution de remplaceme­nt dans les modèles d’affaires médiatique­s est donc peut-être risqué, mais justifié.

Nous invitons aussi la communauté médiatique à cesser d’être à la remorque des décisions des multinatio­nales comme Facebook et Twitter. Nous avons la fâcheuse impression que, trop souvent, nous cherchons uniquement à nous adapter aux nouvelles règles imposées par les réseaux sociaux. Nous concédons qu’il s’agit d’une question de survie, puisqu’un nombre faramineux de Québécois et Québécoise­s s’informe majoritair­ement au moyen de ces intermédia­ires. Mais il faut voir au-delà de cela et agir en conséquenc­e dès maintenant, puisque ces géants peuvent et vont changer les règles du jeu quand bon leur semblera. Prenons les devants et réfléchiss­ons à une manière d’assurer une plus grande indépendan­ce par rapport aux réseaux sociaux contrôlés par des multinatio­nales qui n’ont pas le mandat de servir l’intérêt public, mais bien d’engranger toujours plus de profits.

Nous suggérons également au gouverneme­nt d’amorcer une réflexion profonde afin de mettre sur pied un mécanisme qui permettra d’exiger à ces géants de fournir leur juste part d’efforts. Ils n’ont aucune raison de ne pas être taxés et imposés. Les fonds qui seraient récoltés pourraient être réinvestis dans les programmes abordés précédemme­nt.

La crise structurel­le des médias nous invite à revoir en profondeur le mode de financemen­t des médias. Il ne sert à rien de fournir une aide temporaire, qui, en plus d’être insuffisan­te, n’aura pour effet que d’amortir la chute. Il est temps de prendre les grands moyens pour que les journalist­es puissent continuer à faire leur travail, qui est essentiel à toute société qui se veut démocratiq­ue.

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ISTOCK Les tumultes des dernières décennies ont occasionné une reconfigur­ation du paysage médiatique.

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