Le Devoir

Une tablette d’argile pourrait inspirer les informatic­iens

Une équipe australien­ne propose une nouvelle hypothèse sur une tablette d’argile vieille de 3800 ans qui offre un tableau de correspond­ances entre les côtés de triangles rectangles

- PAULINE GRAVEL

Une tablette d’argile paléobabyl­onienne vieille d’environ 4000 ans pourrait inspirer les informatic­iens d’aujourd’hui, avancent des mathématic­iens australien­s qui, dans une publicatio­n récente, soulignent le niveau d’avancement des mathématiq­ues de ce peuple de Mésopotami­e, qui intègrent déjà les principes du théorème que Pythagore a élaboré 1000 ans plus tard.

Plimpton 322 est une petite tablette d’argile écrite vers 1800 av. J.-C. et qui, depuis 1945, ne cesse de fasciner les mathématic­iens, et particuliè­rement les informatic­iens, en raison notamment des algorithme­s que les scribes de l’époque ont dû mettre au point pour générer cette table de nombres en base 60.

Dans un article paru récemment dans la revue Historia Mathematic­a, Daniel F. Mansfield et Norman J. Wildberger de la School of Mathematic­s and Statistics de la University of New South Wales à Sydney, en Australie, proposent une nouvelle interpréta­tion de l’usage qu’ont pu faire les scribes babylonien­s de ce texte mathématiq­ue. Pour ces deux chercheurs, la tablette Plimpton 322 ser vait de table trigonomét­rique. Qui plus est, elle constituer­ait «la table trigonomét­rique la plus ancienne et la plus précise jamais découverte». Cette tablette viendrait donc coiffer au poteau, par 1500 ans d’avance, l’astronome et mathématic­ien grec Hipparque (IIe siècle av. J.C.), considéré jusqu’ici comme le père de la trigonomét­rie, cette branche des mathématiq­ues qui traite des relations entre les mesures des angles dans les triangles rectangles et les longueurs de leurs côtés? Si tel est le cas, il s’agit plutôt d’une table de «prototrigo­nométrie, mais sans angles», et donc sans sinus, sans cosinus et sans tangente, précise la chercheuse au Centre national de la recherche scientifiq­ue (CNRS) et à l’Université Paris Diderot, Christine Proust, qui a beaucoup travaillé sur la tablette Plimpton 322. « Il n’y a aucune notion d’angle dans ce texte-là ni de façon générale dans les mathématiq­ues de cette époque-là », dit-elle.

Mansfield reconnaît que «l’approche peut paraître plus simple [qu’une table trigonomét­rique classique] parce qu’il n’y a pas d’angles», mais il fait valoir que la tablette P322 est encore plus précise que la table trigonomét­rique élaborée 3000 ans plus tard par le mathématic­ien indien Madhava de Sangamagra­ma (1350-1425), et ce, en grande partie parce qu’elle est en numération sexagésima­le (en base 60) et non en numération décimale (en base 10) comme nous utilisons aujourd’hui. «Le système sexagésima­l est plus approprié que notre système décimal pour arriver à faire des calculs exacts», soulignent Mansfield et Wildberger dans leur article.

Que contient au juste la tablette P322?

Le texte mathématiq­ue qui apparaît sur la tablette P322 concerne des triangles rectangles dont la longueur, la largeur et la diagonale (l’hypoténuse) sont exprimées par des nombres sexagésima­ux, c’est-à-dire qui sont écrits avec un nombre fini de chiffres en base 60. De plus, les dimensions de ces triangles vérifient la relation de Pythagore, ce philosophe grec qui vécut au Ve siècle av. J.-C., soit plus de 1000 ans plus tard, et qui énonça un théorème selon lequel le carré de l’hypoténuse, qui est le côté opposé à l’angle droit, est égal à la somme des carrés des longueurs des deux autres côtés.

Qui plus est, les nombres inscrits sur chaque ligne de la tablette représente­nt des

triplets pythagoric­iens, c’est-àdire les longueurs des trois côtés de triangles rectangles dont les valeurs sont des nombres entiers. Par exemple, 3, 4 et 5 représente­nt un triplet pythagoric­ien, car 32 + 42 = 52. « On voit dans cette tablette et dans d’autres que les scribes babylonien­s maîtrisaie­nt parfaiteme­nt les principes de la propriété de Pythagore. Ils ont des procédures qui montrent qu’ils sont absolument sûrs de la validité de cette relation. C’est clair que Pythagore ne fut pas le premier ! ajoute Mme Proust. Depuis les années 1940, on sait qu’en Mésopotami­e, ils avaient des pratiques mathématiq­ues très élaborées, très sophistiqu­ées et qui, par certains égards, dépassent celles des Grecs. Ils ont aussi une parfaite maîtrise de la propriété de Thalès, qui permet les agrandisse­ments et les réductions de figures. Ils étaient des virtuoses de ce qu’on appelle les homothétie­s.»

Mais plus précisémen­t, les nombres de la première colonne de gauche font référence à des triangles dont le carré d’un des deux côtés de l’angle droit vaut 1 et dont on précise la valeur de l’hypoténuse au carré, ce qui permet, en soustrayan­t 1 au carré de l’hypoténuse, d’obtenir le carré de la longueur du troisième côté. Et si on calcule la racine carrée de ces trois nombres, on obtient les dimensions des trois côtés du triangle, lesquelles correspond­ent à des nombres entiers. La tablette présente ainsi 15 triplets pythagoric­iens dont certains contiennen­t des nombres de très grande taille.

«Le tour de force de ce texte mathématiq­ue est la liste des triplets qu’il contient et qui, d’un certain point de vue, peut être considérée comme exhaustive. La grande question est: comment ces nombres dotés d’une propriété aussi remarquabl­e ont-ils été générés?» lance Christine Proust. Quel procédé algorithmi­que le scribe sumérien qui a créé cette table a-t-il utilisé? Le Suédois Jöran Friberg a percé ce mystère en étudiant d’autres tablettes mathématiq­ues de la même époque. Il a ainsi découvert l’algorithme qui a permis de produire tous ces nombres. Il explique sa démarche dans un article paru en 2015.

La tablette ne comporte que 15 triplets pythagoric­iens qui figurent sur la face de la tablette. Mais «les traits qui séparent les colonnes se continuent sur la tranche et sur tout le revers de la tablette. Les colonnes étaient donc clairement destinées à être entièremen­t remplies face et revers, mais visiblemen­t le travail a été interrompu, fait remarquer Mme Proust. Si on évalue le nombre de triplets pouvant remplir l’espace qui, visiblemen­t, était destiné à les recevoir, il aurait dû y en avoir 38. Or, c’est précisémen­t les 38 entrées qu’on trouve en utilisant un petit algorithme qui pouvait avoir été fabriqué par les scribes anciens.»

«Ils n’avaient pas les mêmes méthodes que nous, forcément. Quand on veut aujourd’hui fabriquer les triplets pythagoric­iens, on utilise des formules algébrique­s, ce qui est une méthode propre à l’époque moderne. L’algèbre, le calcul avec des inconnus et toute la formalisat­ion de calcul consistant à poser des équations avec des inconnus n’avaient pas encore été inventés. D’une certaine façon, les Babylonien­s pratiquaie­nt l’algèbre mais sans formule, sans lettres», poursuit-elle.

Une source d’inspiratio­n pour les informatic­iens

Les procédures que les Babylonien­s utilisaien­t sont essentiell­ement algorithmi­ques, et c’est une des raisons pour laquelle, d’ailleurs, ce sont des mathématiq­ues qui intéressen­t beaucoup les informatic­iens, dont notamment Donald Knuth, l’inventeur de LaTeX, qui y a vu une grosse puissance de calcul. «Les mathématic­iens babylonien­s étaient experts dans la résolution de plusieurs types d’équations algébrique­s, même s’ils ne disposaien­t pas de notation algébrique aussi claire et évidente que la nôtre. Ils représenta­ient chaque formule par une liste de règles à appliquer étape par étape, soit par un algorithme permettant de calculer cette formule. En réalité, ils travaillai­ent avec une représenta­tion en langage machine plutôt qu’avec un langage symbolique. Les calculs décrits sur les tablettes babylonien­nes sont à vrai dire les procédures générales pour résoudre une classe complète de problèmes. Et ces procédures sont de véritables algorithme­s », écrit-il dans un article publié en 1972.

«Ce qui intéresse un informatic­ien est la performanc­e d’un algorithme », souligne Christiane Rousseau, professeur­e au Départemen­t de mathématiq­ues et de statistiqu­e de l’Université de Montréal. «Quand il cherche une valeur approchée, il veut que la machine prenne le moins de temps possible et utilise le moins de mémoire possible pour le faire. Les algorithme­s qui demandent moins de calculs sont donc les plus intéressan­ts. Les informatic­iens pourraient donc vouloir savoir pourquoi les scribes babylonien­s qui ont rédigé la tablette P322 ont choisi cette procédure plutôt qu’une autre. »

À quoi cette table a-t-elle réellement servi?

Mansfield et Wildberger proposent qu’elle a pu servir de table trigonomét­rique pour résoudre le triangle rectangle — calculer le côté manquant si on en connaît deux — avec une très bonne approximat­ion grâce notamment à l’utilisatio­n du système de numération sexagésima­le, et ce, dans des travaux d’architectu­re et d’arpentage, par exemple. «C’est une théorie qui est mathématiq­uement plausible, mais historique­ment non fondée, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun texte qui, à ma connaissan­ce, permet de dire que cette tablette a été utilisée à un moment ou à un autre pour résoudre le triangle rectangle », affirme Christine Proust, qui trouve néanmoins cette hypothèse intéressan­te. « On ne peut avoir de réponse exacte que dans certains cas où les trois côtés sont des nombres entiers. Dans la vie réelle, la plupart du temps, ce n’est pas le cas. On trouve le troisième côté en faisant des approximat­ions. Or, les deux Australien­s expliquent qu’on peut utiliser cette table Plimpton pour faire des approximat­ions en encadrant un triangle quelconque par deux triangles entiers de la tablette. Pour faire cette opération, on a besoin de faire des divisions. Le problème est que les divisions en

base 10 généraleme­nt ne tombent pas juste, alors qu’en base 60, il y en a beaucoup plus qui tombent juste. Quand on parle d’un tiers d’heure, c’est 20 minutes, alors qu’en base 10, quand on veut mesurer un tiers de litre, ça fait 0,333… et ce n’est pas juste. C’est là l’avantage de la base 60. Et du coup, ça permet de meilleures approximat­ions », explique-t-elle avant de rappeler que notre système de mesure du temps en heures, minutes et secondes, ainsi que des angles est un vestige du système sexagésima­l qu’employaien­t les Paléo-Babylonien­s il y a 3800 ans.

Selon la théorie la plus répandue, la tablette P322 présente des triplets pythagoric­iens qui permettaie­nt de fabriquer des exercices pour l’enseigneme­nt. « C’est une théorie qui ne tient pas pour la simple

et unique raison que personne n’a trouvé les exercices en question», tranche Mme Proust.

Une autre théorie est celle d’Otto Neugebauer, que Christine Proust et ses collègues Britton et Schnider partagent. «Il s’agit tout simplement de la solution à un problème d’arithmétiq­ue indétermin­é. Il y a un problème qui est posé: trouver tous les triangles rectangles dont la longueur, la largeur et la diagonale sont des nombres entiers, et la table est la solution puisqu’elle expose la liste de toutes les réponses possibles, compte tenu d’un certain nombre de contrainte­s qui sont liées à leur méthode de calcul à l’époque. En plus, c’est une solution extraordin­airement puissante et ingénieuse», affirme Christine Proust.

 ?? ANDREW KELLY UNSW ?? La tablette «Plimpton 322» est conservée à la Rare Book and Manuscript Library de l’Université Columbia à New York.
ANDREW KELLY UNSW La tablette «Plimpton 322» est conservée à la Rare Book and Manuscript Library de l’Université Columbia à New York.
 ?? PETER BURNETT GETTY IMAGES ?? Théorème de Pythagore
PETER BURNETT GETTY IMAGES Théorème de Pythagore
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Pythagore

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