Le Devoir

Millénium 5 : plongeon dans l’enfance trouble de Lisbeth Salander

Le cinquième épisode de Millénium replonge dans l’enfance trouble de Lisbeth Salander

- MICHEL BÉLAIR

En 2015, tout le monde a crié au scandale quand est parue la suite de Millénium… plus de dix ans après la mort de son auteur, Stieg Larsson. Avant même la sortie du livre signé par David Lagercrant­z (Ce qui ne me tue pas, en français chez Actes Sud), on ne parlait que de «basse manoeuvre commercial­e » et d’une «déplorable initiative»… mais les commentair­es se sont tus brusquemen­t quand on s’est mis à lire. Et c’est sans aucun doute ce qui risque de se produire encore une fois avec ce cinquième Millénium, La fille qui rendait coup pour coup (chez le même éditeur), dont la sortie «mondiale» avait lieu jeudi.

Mais même là, au-delà du succès littéraire et de l’acquitteme­nt des droits de suite, certaines questions intéressan­tes se posent encore aujourd’hui. De quel droit peut-on se permettre de faire revivre l’histoire d’un auteur décédé? À qui appartient un personnage? Et finalement, le talent excuse-t-il tout?

Une enfance désastreus­e

Disons d’abord une chose qui ne se dit pas vraiment: les deux Millénium — du nom du magazine d’enquête dirigé par Mikael Blomkvist; les admirateur­s de la série le savent déjà — de David Lagercrant­z sont beaucoup mieux écrits que les trois livres de Stieg Larsson. Lagercrant­z est un écrivain majeur, son Indécence manifeste, sur la vie d’Alan Turing — publié en 2016, toujours chez Actes Sud —, en est la preuve la plus manifeste (voir Le Devoir du 02-07-2016).

L’histoire qu’il nous raconte ici est tout aussi complexe et l’intrigue aussi labyrinthi­que que dans la trilogie originale, mais, et c’est normal, les personnage­s sont beaucoup plus développés: Lagercrant­z a construit sur du solide et il a extrapolé brillammen­t. En dévorant ce récit captivant qui nous fait plonger encore plus creux dans le désastre particuliè­rement violent que fut l’enfance de Lisbeth Salander, on aura ainsi l’impression de mener, pas à pas presque, l’enquête avec Lisbeth et Blomkvist.

Mais c’est surtout le personnage de Lisbeth qui prend ici des proportion­s étonnantes. Comme si, de son rôle de critique et de mauvaise conscience du monde moderne — qu’elle jouait ma foi fort bien dans les épisodes précédents —, elle accédait ici à une tout autre dimension, presque mythique, de justicière en chef. C’est à travers ses yeux, toujours, bien plus encore qu’à travers l’enquête que mène Blomkvist, que l’on perçoit le mieux l’injustice profonde du monde.

Tout s’amorce d’ailleurs au centre de détention de Foldberga où Lisbeth purge sans protester une courte peine à la suite du procès retentissa­nt sur lequel se terminait le chapitre précédent de la série. Hors du monde, dans sa bulle comme à l’habitude, on la voit travailler dans sa cellule sur le lien entre les mathématiq­ues quantiques et la théorie de la relativité. Si on ne le savait pas encore, on comprendra que Lisbeth Salander est un esprit bien particulie­r. Deux événements viennent toutefois troubler ses calculs: une visite d’abord, qui mènera à la mort d’une victime innocente, puis une détenue maltraitée dans une cellule voisine.

Des sujets brûlants

On ne vous racontera pas ici l’intrigue de cette cinquième mouture de Millénium, mais sachez qu’elle est profondéme­nt actuelle. Par l’entremise de Blomkvist et de Lisbeth, Lagercrant­z touche à des sujets aussi fondamenta­ux que l’injustice et l’impunité qui semble couvrir partout les véritables coupables, le fondamenta­lisme religieux et l’hypocrisie sociale. Il aborde aussi — on peut penser que c’est sa fascinatio­n pour les mathématiq­ues qui l’y mène — des théories sociales pseudo-scientifiq­ues et fumeuses qui ont bousillé la vie de milliers d’enfants un peu partout à travers le monde. En plus de vous tenir sur le bout de votre fauteuil, La fille qui rendait coup pour coup vous fera aussi vous interroger sur une série d’idées admises…

Faut-il donc se scandalise­r du fait que la célèbre trilogie mettant en scène le journalist­e Mikael Blomkvist et l’indescript­ible Lisbeth Salander ait mené jusque-là? S’étonne-t-on encore de voir des écrivains ou des cinéastes reprendre les célèbres personnage­s d’Arthur Conan Doyle ou d’Agatha Christie? Ou même de voir des remake atteindre, et même dépasser, le niveau de certains originaux? Et au moment où les médias sont partout en crise, faut-il s’offusquer qu’un éditeur choisisse aussi, parfois, de rentabilis­er, avec talent, un investisse­ment ?

Le talent qui n’excuse pas tout, c’est bien évident, mais qui se fait souvent si consensuel… MILLÉNIUM 5: LA FILLE QUI RENDAIT COUP POUR COUP David Lagercrant­z Traduit du suédois par Hege Roel-Rousson Actes Sud – Actes Noirs Arles, 2017, 399 pages

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JONATHAN NACKSTRAND AGENCE FRANCE-PRESSE Les deux Millénium de David Lagercrant­z (sur la photo) sont beaucoup mieux écrits que les trois livres de feu Stieg Larsson.

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