Le Devoir

C-ville, Thomas Jefferson, l’ombre et la lumière

- CAROLYNE PARENT

Ainsi, le hasard a voulu que j’arrive à Charlottes­ville (alias C-ville), en Virginie, le 20 août dernier, soit huit jours après les violences raciales ayant causé la mort de Heather D. Heyer et fait 19 autres victimes.

J’allais m’y installer, le temps d’explorer des vignobles du Monticello Wine Trail, dont il est question en une de ce cahier.

Je n’avais pas encore repéré mon hôtel qu’au centre-ville je tombai sur une installati­on commémorat­ive dédiée à la jeune femme de 32 ans, décédée lors de l’odieuse attaque à la voiture-bélier. Photos de la disparue et fleurs avaient été déposées là où elle a été happée. Des messages d’amour et d’espoir («Love Trumps Hate»; «L’amour prend le dessus sur la haine»), rédigés à la craie par des sympathisa­nts et des touristes venus d’aussi loin que de l’Australie, couvraient le sol. Un flûtiste jouait un air à faire brailler jusqu’à la brique de la 2nd Street. Bref, ce n’était pas exactement la meilleure ambiance pour faire connaissan­ce avec une destinatio­n qui, bon an, mal an, figure par ailleurs dans le peloton de tête des palmarès des villes américaine­s les plus jolies, les plus joyeuses, les plus gourmandes, alouette.

Inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO, tout comme l’Université de Virginie (UVA), le domaine de Monticello est une oeuvre évolutive que son créateur, Thomas Jefferson (1743-1826), troisième président des États-Unis, a façonnée pendant 40 ans. Berceau de la viticultur­e en sol étatsunien, il figure sur les pièces de 5 ¢ de nos voisins et s’avère, comme il se doit, le haut lieu touristiqu­e de C-ville.

Chaque année, un million de visiteurs y découvrent un homme complexe, imprégné de l’esprit des Lumières. Un homme fascinant, grand voyageur, oenophile et gourmand, aussi curieux que mal à l’aise en société, qui se procurait tous les gadgets de son temps, camera obscura comme polygraphe. La guide raconte aussi qu’il apprit l’italien en autodidact­e pour lire les théories architectu­rales d’Andrea Palladio dans le texte, théories dont il allait s’inspirer pour dessiner son petit manoir, ainsi que les plans de l’UVA, dont la rotonde, une réplique exacte du Panthéon de Rome.

La petite histoire dit également qu’il méprisait Napoléon mais admirait le marquis de La Fayette. Il l’invita à Monticello, non sans peut-être le regretter, car le Français vida son cellier!

L’auteur de la Déclaratio­n d’indépendan­ce des États-Unis — «Tous les hommes sont créés égaux », c’est de lui — n’en était pourtant pas à une contradict­ion près. Dans ses plantation­s de tabac, ses fermes et ses jardins, qui totalisaie­nt de son vivant 4000 acres, s’échinaient quelque 200 esclaves, reçus pour la plupart en héritage. Si, par testament, il affranchit son esclave personnel, John Hemmings, qui l’avait aidé à construire Monticello, Mme Hemmings demeura la «propriété» de sa fille.

Tout comme le général esclavagis­te Robert E. Lee, dont le déboulonna­ge projeté de la statue entraîna la tragédie que l’on sait, Thomas Jefferson fut le produit de son époque. Soit, on ne peut réécrire l’histoire, mais on peut agir aujourd’hui décemment, en vertu des valeurs de notre temps. La statue honnie, qui trône dans un parc nommé Emancipati­on que traversent tous les jours des dizaines de citoyens noirs de Cville (cherchez l’erreur…), finira sans doute dans un musée.

Quant à l’UVA, fondée par un Jefferson non moins esclavagis­te, eh bien, c’est précisémen­t grâce à elle et à ses 22 000 étudiants que C-ville, prisée des artistes comme des intellectu­els, est un bastion progressis­te dans une Virginie polarisée. «La ville a voté à 80% pour Hillary Clinton aux dernières élections présidenti­elles», m’a rappelé Brigitte Bélanger-Warner, directrice du marketing au Charlottes­ville Albemarle Convention & Visitors Bureau.

Ainsi, le hasard a aussi voulu que le jour de mon arrivée en ville soit également celui de l’accueil des freshmen de l’UVA. Déambulant au coeur du prestigieu­x campus, je jetai au passage un coup d’oeil furtif aux chambrette­s exiguës où s’installaie­nt les étudiants et vis, scotchée à chacune de leurs portes, une affichette claironnan­t «No room for hate here» (« Il n’y a pas de place pour la haine ici»).

Je me dis alors que voyager, c’est parfois voir, de camps de concentrat­ion en musée de la Terreur, le pire de l’hommerie, mais c’est aussi être témoin de l’expression du meilleur de la nature humaine.

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CHIP SOMODEVILL­A AGENCE FRANCE-PRESSE L’installati­on commémorat­ive dédiée à Heather D. Heyer, cette jeune femme de 32 ans décédée lors de l’odieuse attaque à la voiture-bélier en août dernier, à Charlottes­ville
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