Le Devoir

Un vent frais souffle sur André Mathieu

Le Québécois reçoit la reconnaiss­ance simultanée de deux pianistes. Passionnan­te comparaiso­n.

- CHRISTOPHE HUSS

En fin de semaine paraît chez Analekta, sous les doigts d’Alain Lefèvre, le Concerto no 3 d’André Mathieu, deux semaines après un nouvel enregistre­ment du Concerto de Québec par Jean-Philippe Sylvestre, publié sur étiquette ATMA. Or, ce Concerto no 3 n’est autre qu’une nouvelle édition du Concerto de Québec.

Il fut un temps où Alain Lefèvre considérai­t qu’il en avait assez fait au Québec pour raviver la flamme d’André Mathieu. Il lui restait néanmoins une dernière pierre à apposer à l’édifice. Il en avait parlé au Devoir en ces termes en février 2015: «Je suis reparti à la guerre en confiant au compositeu­r et chef d’orchestre Jacques Marchand le mandat de refaire au complet la partition d’orchestre du Concerto de Québec, qui est une catastroph­e, afin que, d’ici 18 mois, nous ayons un concerto qui puisse être présenté à travers le monde avec une partition digne de ce nom.»

Dans cette même entrevue, Lefèvre réitérait une fois de plus sa désolation de ne voir aucun pianiste reprendre le flambeau, alors que « Mathieu fait partie intégrante de l’histoire du Québec ».

Et voilà qu’en 15 jours tout se réalise. Jean-Philippe Sylvestre, lauréat du prix Virginia Parker 2008 du Conseil des arts du Canada, se lance pour ATMA dans une intégrale des oeuvres concertant­es de Mathieu en jetant un regard neuf sur le «vieux» Concerto de

Québec. Au même moment, la partition nouvelleme­nt réalisée peut être entendue de tous grâce à un CD Analekta. Un vent frais souffle sur André Mathieu. Reste à savoir qui le fait souffler le plus fort.

Un même matériau

Tout ce qui concerne André Mathieu semble si confus que ce sont désormais les gros traits qui, quitte à choquer ou à schématise­r, nous paraissent les plus à même d’introduire un peu de clarté.

D’abord, André Mathieu n’est pas un «compositeu­r» au sens classique du terme. C’est un — formidable — « accoucheur de mélodies », qu’il enfile comme des perles. Mais une compositio­n, c’est une structure. Mathieu est incapable de structurer de larges partitions au sens savant du terme.

Second point, Mathieu n’est pas orchestrat­eur. Les compositio­ns orchestral­es (agencement, instrument­ation) sont de Giuseppe Agostini, révisées par Marc Bélanger pour le Concerto de Québec, ou par Gilles Bellemare pour la Rhapsodie romantique et le 4e Concerto. Lorsque 12 pages manuscrite­s, représenta­nt une minute de musique, plus quelques esquisses sonores enregistré­es, deviennent un allegro con fuoco avec orchestre de 11 minutes, qui est le compositeu­r? Qui doit-on applaudir? Mathieu ou Bellemare? Les deux sans doute…

Le troisième point tient aux appellatio­ns : La Symphonie romantique pour piano et orchestre (Concerto de Québec) enregistré­e en mai 1978 par Philippe Entremont et le Concerto de Québec d’Alain Lefèvre et Yoav Talmi sont grosso modo la même oeuvre. Le Concerto no 3 en do mineur, op. 25, partage le même matériau musical, mais dans une nouvelle orchestrat­ion de Jacques Marchand, et restaure des passages coupés par André Mathieu, lorsque le Concerto no 3 de 1943 est devenu en 1947 le Concerto de Québec, musique du film La forteresse.

En résumé, pour ceux qui connaissen­t le Concerto de Québec, le Concerto no 3 (36 minutes contre 26 minutes) est un Concerto de Québec délayé. Alain Lefèvre insiste beaucoup sur les faiblesses du 3e mouvement du Concerto de Québec, qui le rendrait impropre à l’exportatio­n. Ce n’est pas un mythe que les partitions du Centre de musique canadienne comportent des erreurs, mais elles pourraient être révisées. Et il n’est pas sûr qu’il y ait matière à délayage. Certes, le Concerto no 3 est plus « civilisé », plus «propre sur lui», mais je n’ai trouvé à l’écoute aucun passage injustemen­t supprimé auparavant, et si des gaucheries disparaiss­ent, d’autres apparaisse­nt, telles des digression­s faussement tchaïkovsk­iennes, dans le 1er mouvement.

La surprise Sylvestre

La juxtaposit­ion de ces deux nouveaux enregistre­ments suscite l’une des réflexions esthétique­s musicales les plus stimulante­s de l’année. Et le poil à gratter se nomme Jean-Philippe Sylvestre. C’est peu dire que Sylvestre fait plus qu’accomplir les rêves les plus fous d’Alain Lefèvre. Non seulement il reprend le flambeau, mais il pose sur l’objet musical Concerto de Québec un regard radicaleme­nt neuf et diamétrale­ment opposé.

Alors qu’Alain Lefèvre ne cesse de grandir Mathieu et de le tirer vers Rachmanino­v, Sylvestre et Trudel parviennen­t à recréer une vraie atmosphère de musique de film des années 1940 et 1950. La seule intuition géniale du passage en concertino (petit groupe d’instrument­s) à 3 minutes 32 du 1er mouvement vaut son pesant d’or : en une fraction de seconde, nous voici plongés dans Dangerous Moonlight (1941), le film qui popularisa le Concerto de Varsovie. On retrouve la couleur de la musique de Don Gillis, de Ferdé Grofé, grands orchestrat­eurs américains de l’époque. Décapant le Concerto de Québec, Sylvestre et Trudel nous convainque­nt d’une certaine vérité stylistiqu­e totalement éludée auparavant.

Ironie suprême du calendrier, Alain Lefèvre, qui a passé sa vie à «anoblir» ce canevas en le jouant comme du Rachmanino­v, abandonne cette partition et cette orchestrat­ion pour un texte sur mesure, plus classique, dans lequel «son» Mathieu de concert trouve son juste cadre esthétique.

Le hic, car il y en a un, c’est que les deux pianistes, tout comme Philippe Entremont jadis (une malédictio­n?), livrent leurs visions sur des pianos indignes d’être immortalis­és sur disque. On ne parle pas ici simplement de mauvais pianos ou de mauvais réglages, mais de problèmes majeurs d’accord: écoutez, par exemple, celui de Lefèvre entre 10 min 25 s et 10 min 55 s du 1er volet, ou celui de Sylvestre entre 2 min 14 s et 3 min 0 s du 3e mouvement. Les deux disques sont enregistré­s en concert, apparemmen­t sans grandes retouches, et l’enregistre­ment lointain et peu défini d’ATMA dessert un piano déjà peu gratifiant.

Pour Lefèvre, j’en reste donc sans regret au Concerto de Québec avec Talmi, un vrai et solide disque de studio au généreux et logique programme. En guise de commentair­e du couplage de la nouveauté, je référerai à notre récent article «À quoi servent nos compositeu­rs».

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ROCH MARTINEAU Dans ce disque, Alain Lefèvre ne cesse de grandir Mathieu.
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EN SOL MINEUR. GERSHWIN : UN AMÉRICAIN PARIS. À Alain Lefèvre, Orchestre philharmon­ique de Buffalo, Joann Falletta. Analekta AN 2 9299.
MATHIEU: CONCERTO 3 NO EN SOL MINEUR. GERSHWIN : UN AMÉRICAIN PARIS. À Alain Lefèvre, Orchestre philharmon­ique de Buffalo, Joann Falletta. Analekta AN 2 9299.
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MATHIEU: CONCERTO DE QUÉBEC. RACHMANINO­V : CONCERTO 2. POUR PIANO NO Jean-Philippe Sylvestre, Orchestre Métropolit­ain, Alain Trudel. ATMA ACD2 2763.

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