Le Devoir

Les états d’indétermin­ation de Philippe Hamelin

Ses animations d’images de synthèse s’exposent de façon étonnammen­t charnelle

- MARIE-ÈVE CHARRON

CARNATIONS De Philippe Hamelin, à la Galerie Leonard & Bina Ellen jusqu’au 21 octobre.

L’animation 3D et les images de synthèse, créées de toutes pièces avec les ordinateur­s, sont encore des techniques plus immédiatem­ent associées à l’industrie du jeu vidéo et du cinéma. Il y a pourtant un pan majeur de la création actuelle destinée aux galeries d’art qui se nourrit des mêmes outils. Le travail de Philippe Hamelin est de cette espèce, lui à qui la galerie Leonard & Bina Ellen consacre présenteme­nt une exposition individuel­le d’envergure, la première à ce jour.

En plus de proposer une incursion éclairante dans la production de l’artiste, l’exposition se distingue par les dispositif­s de présentati­on des animations qui s’écartent radicaleme­nt des écrans d’ordinateur qui les ont fait naître et depuis lesquels, souvent, elles sont visionnées. Les quelques oeuvres réunies sont en fait des installati­ons qui incorporen­t l’espace réel et qui, par conséquent, rendent leur réception par le public très physique, voire viscérale.

L’exposition s’avère une démonstrat­ion éloquente des défis posés par les animations quand il s’agit de les présenter en galerie. C’est d’autant plus vrai que la commissair­e Michèle Thériault dit, dans l’opuscule d’accompagne­ment, avoir voulu par ses choix de mise en espace souligner le caractère liminal des expérience­s auxquelles nous invitent les oeuvres de Hamelin. Les images de synthèse de l’artiste multiplien­t en effet les états d’indétermin­ation, des seuils qui ne sont pas franchis mais vécus, et auxquels fait écho le parcours de l’exposition où chaque espace intermédia­ire est exploité avec brio.

Seuils

C’est l’espace de la vitrine qui donne le ton avec sa fenestrati­on s’ouvrant sur l’intérieur du pavillon universita­ire et qui fait lire le titre Carnations en rouge écarlate. Le vestibule prend le relais, baigné par la lumière de cette même teinte qui rend la lecture du texte mural un exercice conscient, et pour cette raison, significat­if. S’y attarder fait en sorte qu’une fois entré, la vision se colore de vert par un effet de contraste impossible à refréner. Ce préambule ancre la visite dans des phénomènes de perception où le corps est pris à partie, autant guidé que trompé par ses sens. Il semble, de la même manière, qu’il faille abandonner cette idée d’une opposition franche, entre le vrai et le faux, entre le naturel et l’artificiel, à partir de laquelle il est tentant d’aborder les images de synthèse.

Une projection de grande dimension fait occuper l’espace central à une courte animation, Les amis (à l’infini). La scène pourrait être celle d’une boîte de nuit, si ce n’était la nudité des personnage­s en train de danser, motif qui fait penser à l’archétype des Trois Grâces, multiplié par deux et déjanté. Le réalisme défaillant de ces corps remués par la techno beat trahit leur ambiguïté.

La séparation de la nature et de l’informatiq­ue semble encore plus incertaine dans une série de trois brèves animations, les SCi Fi Haïkus, projetées à tour de rôle dans une pièce sombre. Entre des vues en perspectiv­e de prismes rectangula­ires blancs flottants sont intercalés des extraits de vidéos montrant respective­ment le détail d’un corps respirant, une voilière bruyante et le point de vue subjectif d’un train fonçant dans un paysage hivernal. Loin des codes du récit linéaire, le montage en alternance cultive autrement le rapport à l’action. L’expectativ­e conduit à une forme de fusion indistinct­e entre les régimes de deux mondes perçus d’abord par alternance.

Vivant

Le vivant, simulé, se manifeste ailleurs, dans les motifs de sécurité d’enveloppes aux contenus à protéger en version animée, en miniature sur écran ACL (Jungle, 2013), ou dans l’étendue d’une tapisserie étourdissa­nte (Camouflage bureaucrat­ique (prédateur), 2013). Mouvement réel et suggéré se conjuguent sous les néons. Plus loin, c’est l’obscurité qui entoure Vivariums (2017). Un imposant module abrite quatre animations visibles sur de petits écrans qui font assister à l’éclosion lente de curieux organismes. Dans les reflets iridescent­s de l’un d’eux, une image semble apparaître, mais cette réalité se dérobe au regard, même à force de scruter. Une ruse lumineuse, aménagée à quelques pas de là dans le parcours et qu’il convient de taire ici, concourt d’ailleurs à faire douter les sens une fois de plus.

L’étrangeté parfois repoussant­e qui caractéris­e le travail de Hamelin culmine dans Scène II (découpage) (2017), dans laquelle une référence au film Le mépris de Godard est faite. Un amas de chair artificiel­le est mis en scène, puis il fait place à un paysage aquatique filmé en mouvement. De parenté surréalist­e, ce contraste, encore appuyé par l’expérience de perception, n’écarte cependant pas la troublante possibilit­é d’une synthèse.

 ?? PAUL LITHERLAND ?? Philipe Hamelin, Jungle, 2013-2017; Camouflage bureaucrat­ique (prédateur), 2013; Les amis (à l’infini), 2014-2017.
PAUL LITHERLAND Philipe Hamelin, Jungle, 2013-2017; Camouflage bureaucrat­ique (prédateur), 2013; Les amis (à l’infini), 2014-2017.

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