Le Devoir

Ce qu’il reste des étés sans fin de Chantal Thomas

Souvenirs de la marée basse raconte l’héritage laissé par une mère nageuse

- GENEVIÈVE TREMBLAY

D e l’enfance et de la jeunesse ne restent souvent que des souvenirs épars en séquences plus ou moins claires — des étés trop brefs, des joies et des peines, des premières fois. Cette mémoire multiple s’éclaire et s’affine pourtant dans Souvenirs de la marée basse en un seul et même fil, tiré sur des années : le legs d’une mère à sa fille, mystérieux héritage d’une femme au caractère indéchiffr­able et surtout nageuse inarrêtabl­e, profondéme­nt indépendan­te. Qu’est-ce que l’allant de l’eau, giron libre et puissant, peut laisser comme marque sur la vie d’une jeune fille? Voilà: ce roman, douce mémoire ramenée au temps présent.

Nous sommes à Arcachon, au bord de l’Atlantique, à la fin des années 1940. C’est là que la petite Chantal, née à Lyon de parents qui ne se comprennen­t déjà plus, est arrivée chez ses grands-parents dans une « valise-berceau » qui la destine déjà aux départs. Il faudra peu de temps pour que sa mère, Jackie, la rejoigne dans ces éternelles vacances, pressée de revoir la ville de son enfance à elle, le sable de la dune et la permanence de la mer. Cette femme éparpillée ne vit en effet que pour battre les flots, indifféren­te au reste, n’habitant sa liberté que quand elle s’enveloppe dans l’eau. Aucune passion ne la lie à son mari Armand, qui s’est muré dans le silence depuis qu’il a survécu à la guerre, la deuxième.

Et ainsi passent les étés-années. La petite Chantal découvre le pouvoir de l’eau froide dans le sillage de sa mère, observe l’écosystème de la plage atlantique, ses coquillage­s, son sable, son varech qu’elle cueille en grappes. Avec son amie Lucile, figure inespérée avec qui partager imaginaire et secrets, cet environnem­ent de marées, de dunes, de ciel horizontal et de forêts opaques devient un espace de liberté perméable au reste.

«Nous parlons notre langue, nageons bizarremen­t. Nous pensons que le monde n’obéit pas à la mécanique, écrit la narratrice, mais qu’il s’apprivoise par la magie.» Surtout, que les idées noires de sa mère, que son ennui de plus en plus profond de femme confinée à la maison, ne contaminen­t pas cet espace à elle, enfant marine.

Un héritage pluriel

Divisé en courts chapitres resserrés, Souvenirs de la marée basse rattache passé et présent dans une écriture pareille à une onde, régulière et chantante. Avec un certain détachemen­t néanmoins empreint de chaleur, le récit de la narratrice — miroir de l’auteure — capture avec clairvoyan­ce ces détails, éphémères sans l’être, qui font l’identité. Même soixante ans plus tard, Arcachon a encore ce goût salé, résonne de la rumeur des hordes de petits vacanciers, charrie l’ombre insoumise de Jackie.

Dans ces étés qui survivent aux hivers, Chantal grandira dans l’idée que la volupté naît sur la plage, que la liberté est proportion­nelle à l’espace dont dispose le corps et que, sur les rivages, on ne peut que revenir.

Il y aura d’autres mers, d’autres villes pour Chantal et aussi pour Jackie, établie plus tard sur la Côte d’Azur où elle continue de nager et où lui rendra visite sa fille — c’est la deuxième partie de l’ouvrage, discrèteme­nt plus froide. Mais leur goût profond pour le présent, comme seul sait en faire la jeunesse, ne faiblira pas. «Ma mère est une enfant à part, écrira Chantal Thomas. Une enfant estivante, définitive­ment décrochée de toute perspectiv­e de retour. » Une mère comme «une étrangère très particuliè­re», qui n’aura donné à sa fille que l’espace de la plage, immense et fondateur. Et cette illuminati­on tardive: que l’amour se love dans des endroits longtemps restés secrets.

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ULF ANDERSEN Le dernier roman de Chantal Thomas rattache passé et présent dans une écriture pareille à une onde, régulière et chantante.
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