Le Devoir

Faut-il vraiment que cesse la colère d’Achille ?

- MAYA OMBASIC

Dans son dernier livre, Civilisati­on : comment nous sommes devenus américains (Gallimard), le philosophe français Régis Debray constate, non sans ironie, que l’Occident entier est sous l’hégémonie américaine. Toutes les démocratie­s occidental­es, écrit-il, malgré leurs variations culturelle­s et leurs soubresaut­s nationaux et nationalis­tes, sont des cultures locales qui crient à la survie et au respect de leurs différence­s face au rouleau compresseu­r nommé l’Amérique.

Sa démonstrat­ion relève du génie. Les arguments sont si solides qu’il ne reste comme bouée de sauvetage que la méditation bouddhiste de pleine conscience: embrasser entièremen­t ce qui est. Et ce qui est, c’est l’incontesta­ble transfert d’hégémonie, d’un paradigme de pensée et de vision du monde vers un autre: le français n’est plus la langue de la diplomatie, l’Halloween remplace la Toussaint, « le royaume de la rhétorique a doucement rallié l’empire de la statistiqu­e », les jardins de Luxembourg et les parcs Lafontaine de ce monde ne regorgent plus d’intellectu­els ni d’étudiants concoctant les Mai68 et les «Refus global», mais plutôt de joggeurs sophistiqu­és sur lesquels veille l’image d’une star de Nike qui carbure à la performanc­e.

On se mondialise aussi vite que l’on se «déshistori­se» parce que les youtubeurs et les millennial­s ont remplacé l’institutio­n par un équipement ! Dans un monde où l’image et l’espace ont détrôné l’écrit, la mémoire et le temps, il ne suffit plus de savoir qui on est, mais plutôt où on est dans l’espace par la géolocalis­ation qui suit chacun de nos mouvements à une seconde près.

Tragédie en cours

Résultat? Contre cette mondialisa­tion aliénante et amnésique gronde, comme une résistance, sur toute la planète, la colère d’Achille, héros d’Iliade, l’épopée dans laquelle il incarne l’archétype du héros tragique, ardent dans sa haine de l’injustice et créateur d’une morale fondée sur l’honneur et l’orgueil, tout le contraire de la morale judéo-chrétienne.

Dans ces moments-là, la figure d’intellectu­el prend tout son sens. Georges Leroux, notre philosophe-roi national, donne d’ailleurs l’heure juste sur l’état des lieux de la philosophi­e et des idées auxquelles on peut encore s’accrocher afin de mieux se retrouver dans le temps et dans l’espace.

Dans un livre qui vient de paraître, Georges Leroux : entretiens (Boréal), le lecteur a le privilège de comprendre le passé, l’enfance, l’éducation, les influences, les maîtres de pensée, les affinités électives et tout ce qui a façonné cet intellectu­el indispensa­ble qui n’a pas peur de la place publique et dont la vie et l’oeuvre aident à mieux saisir le Québec d’antan et d’aujourd’hui.

À partir des questions pertinente­s de Christian Nadeau, professeur de philosophi­e politique à l’Université de Montréal, on suit son éducation classique chez les dominicain­s, puis les jésuites, éducation qui lui a transmis la dignité et les vertus morales à partir des exemples croisés de héros grecs et romains.

L’humanisme, dont Leroux se veut l’héritier, se revendique surtout de la «dignité de la connaissan­ce » et de la «grandeur de l’homme». À part l’éducation classique, qui a survécu un peu au Québec grâce à la création des cégeps, la posture humaniste passe par l’ouverture aux courants de pensée autres que classiques et continenta­ux.

Les penseurs américains et anglophone­s sont importants pour le philosophe: de Martha Nussbaum à Gil Andijar, de Charles Taylor à Will Kymlicka, on leur doit l’idéal de convivenci­a, de pluralisme et d’altérité par excellence. La variété de l’enseigneme­nt et le souci de donner aux génération­s futures le sens de la continuité prennent parfois la forme, pour ce penseur original, d’un voyage en Grèce sur les lieux de mémoire avec ses étudiants.

Véritable dépositair­e des événements qui ont façonné le Québec, le vécu du philosophe qui se dévoile sous nos yeux aide à mieux saisir toute l’ampleur de la Révolution tranquille et de ce christiani­sme de gauche omniprésen­t dans les années 1960, mais difficile à mettre en mots, avoue le principal intéressé.

Jusque-là, ça va, on a l’impression que Debray est dans le champ et que notre spécificit­é culturelle, intellectu­elle et historique nous fera résister à l’hégémonie ambiante, notamment par notre pacifisme légendaire. Leroux se souvient avec tendresse de son professeur de jadis, le père André Pâquet, qui, avant même d’entamer la lecture d’Homère, disait d’ailleurs «qu’il faut que cesse la colère d’Achille!», histoire de miser sur la maîtrise de soi.

Georges Leroux, à le lire, personnifi­e l’idéal philosophi­que de Hannah Arendt, qui met la culture et l’éducation au coeur du projet démocratiq­ue. Le philosophe demeure critique de l’état des lieux de la pensée actuelle au Québec et donne raison, malgré lui, au constat de Régis Debray en disant : «Le travail s’internatio­nalise, l’écriture devient partout la même… On a le sentiment de se trouver devant une scène uniforme, complèteme­nt mondialisé­e, où toute appartenan­ce a été effacée.»

Transposés à l’échelle locale, les mécanismes de la pensée binaire se traduisent par ce constat: pour parler du Québec d’aujourd’hui, la question nationale et identitair­e a l’hégémonie sur tout le reste. Normal, dirait Debray, «cette rétraction ou crispation, qui signale une retraite, s’appelle culture».

Raison de plus de considérer ces entretiens avec Georges Leroux comme un livre indispensa­ble, même si Christian Nadeau semble avoir oublié de lui poser une toute dernière question: faut-il aujourd’hui encore dire aux futures génération­s, capables de mettre au monde la sève sacrée du printemps des érables dans la vallée des avalés, qu’il faut vraiment que cesse la colère d’Achille ?

 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Dans le livre Georges Leroux: entretiens, le lecteur a le privilège de comprendre le passé, l’enfance, l’éducation, les influences, bref tout ce qui a façonné cet intellectu­el indispensa­ble.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Dans le livre Georges Leroux: entretiens, le lecteur a le privilège de comprendre le passé, l’enfance, l’éducation, les influences, bref tout ce qui a façonné cet intellectu­el indispensa­ble.
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