L’homme qui se faisait son cinéma
Patrice Lessard signe un thriller plutôt hitchcockien dans une ville en dépression
Sous le regard de Patrice Lessard, qui y situe son cinquième roman, le centre-ville de Louiseville, en Mauricie, n’est plus ce qu’il était. Avec ses immeubles décatis, ses commerces convertis ou disparus, sa «clientèle» de bénéficiaires de l’aide sociale et de désoeuvrés, l’endroit donne l’impression de ne s’être jamais relevé d’une guerre civile.
Et loin du souvenir de sa gloire d’antan, l’hôtel Windsor est réduit à son bar, qui se donne des airs de taverne de quartier où affluent les amateurs de molles tablettes et de vidéopoker. Dans Cinéma Royal, Louiseville est une petite ville quasi moribonde où «le commun des mortels ne se préoccupe que de son nombril et de ses peurs immémoriales ».
Barman au Windsor depuis une vingtaine d’années après avoir interrompu des études de littérature à l’université, JeanFrançois, 45 ans, est une sorte de naufragé consentant qui se satisfait de sa médiocrité. Il habite au-dessus de l’ancien Cinéma Royal, transformé en petit centre commercial. Dépourvu d’illusions, il sait qu’il « constitue, pour les gens du cru, la représentation même de l’échec».
Un soir, pourtant, lorsque Luz Santander, une flamboyante Espagnole mariée à un avocat de la petite pègre locale, met les pieds dans son bar, son armure d’indifférence se fissure. Le narrateur de Cinéma Royal aura le coup de foudre pour cette cliente qui «ne cadrait pas dans le décor» et va se fendre en quatre pour satisfaire toutes ses volontés — surtout alcooliques. « J’aurais aimé être espagnol ou italien, j’aurais aimé ne pas m’appeler Jean-François. »
Au fil de confidences alcoolisées, dans une sorte de sursaut existentiel, cette femme fatale viendra ainsi jeter un peu de lumière sur sa vie terne et prévisible (en plus d’être un prénom féminin commun en espagnol, luz signifie « lumière »). Même s’il se jette dans cette histoire avec un soupçon d’incrédulité, un peu comme on assiste au cinéma à une représentation de la réalité, Jeff veut y croire. Elle représente en quelque sorte une sortie de secours — ou sa fenêtre sur cour.
Sorte de retour subversif au pays natal (l’auteur est né à Louiseville en 1971), flirtant sans trop de sérieux avec le thriller, Cinéma Royal incarne ainsi le vague désir de changement et les obsessions d’un homme pour une femme.
Et tout comme dans Le sermon aux poissons, le décor y vibre de «tous les gens, les lieux qu’on aime et qui s’évanouissent, et tout ce qu’on déteste et qui reste dans la tête comme une cicatrice ». Au milieu d’un centre-ville désormais évanoui, témoin de sa propre insuffisance, Jeff semble prêt à tout pour s’en extraire. «J’avais toujours détesté ces environs où on ne restait qu’afin que rien n’arrive, manière à mon avis rebutante de se donner l’impression de vivre en paix.»
Auteur d’une trilogie « lisboète» remarquée par la critique (Le sermon aux poissons, Nina, L’enterrement de la sardine, Héliotrope, 2011, 2012 et 2014), Patrice Lessard ravive les fantômes du passé et livre dans Cinéma Royal un hommage plutôt habile à un certain cinéma hollywoodien. Il porte au coeur même de son intrigue la marque de Body Double ou des hitchcockiens Vertigo et Fenêtre sur cour — films nourris par l’obsession et les quiproquos.
Rien de suffisant toutefois pour nous faire oublier que le récit est par moments prévisible, sans vrai souffle, lesté d’un style plus lourd qu’à l’habitude et d’une accumulation de détails qui étourdissent.
Mais derrière le miroir des apparences, Patrice Lessard l’a bien compris, il y a souvent encore d’autres apparences. C’est un jeu auquel il aime convier ses lecteurs.
CINÉMA ROYAL
Patrice Lessard Héliotrope Montréal, 2017, 168 pages