Le Devoir

Aux frontières de l’empathie

Mathieu Blais sonde la complexité du rapport bourreau-victime

- DOMINIC TARDIF

Le problème avec des personnage­s comme Thomas, un des trois narrateurs de (SainteFami­lle), c’est que leurs doléances apparaissa­ient d’abord plutôt légitimes. Quiconque a déjà pensé ne pas mériter le sort de merde que la vie lui réservait ne peut qu’avoir de l’empathie pour ce concierge de la petite bibliothèq­ue d’une ville sans histoire, pestant contre sa patronne, contre sa femme et contre tous ceux qui ne le croient bon qu’à gratter les gommes à mâcher collées au plancher des toilettes. Le romancier Mathieu Blais n’aura même pas besoin de préciser de quelle station de radio il s’agit lorsque son proverbial homme blanc en colère syntoniser­a une ligne ouverte. Nos oreilles sont déjà tournées vers Québec.

Toute cette empathie s’envole évidemment quelques pages plus tard, quand celui que l’on surnomme «Tomtom» rentre du bar et frappe sans ménagement sa femme Maggie, avant de carrément la violer. Compatisse­z-vous encore avec ce fou d’alcoolique qui ne sait tolérer ses propres humiliatio­ns qu’en humiliant les autres?, semble alors nous demander Mathieu Blais, très habile pour ainsi renverser les perspectiv­es.

Après avoir fait mine de simplement montrer l’envers de la médaille lorsqu’il offre dans une seconde de trois parties la parole à Maggie, le prolifique auteur (neuf livres depuis 2005) répète le même petit manège. Il révèle ainsi la complexité des relations bourreau-victime, tout en testant les limites de notre affection pour la femme.

De l’espoir de s’arracher à la misère

À l’aide des nombreux passages de son texte placés entre parenthèse­s, Mathieu Blais rappelle donc comment, malgré ce que prétendent les chantres du si-tu-le-veux-tule-peux, l’Occident confine à la marge de vies anonymes trop de représenta­nts de sa classe moyenne. Même l’espoir, qu’invoquent ceux pour qui il est toujours possible de s’élever au-dessus de sa condition, se fait une denrée rare à Sainte-Famille.

Maggie aimerait tant trouver les mots afin que son adolescent de fils, Justin, ne s’en remette pas, comme tant d’autres, à l’apaisement facile et immédiat de la rage. Elle ne connaît pourtant que le silence. «Je me répète que je devrais lui parler de ses notes, de l’importance de s’accrocher, pour des gens comme nous […] parce que s’arracher à la misère, c’est aussi s’arracher à tout ça — mais je suis conne, conne si conne, et je ne lui parle de rien.»

Roman à la langue aussi fougueuse qu’une bourrasque et au ton quelque part entre l’hyperréali­sme et la fable, (SainteFami­lle) transcende le moralisme très campagne de prévention qui pèse sur trop de fictions nommant la violence conjugale. C’est de l’irrésistib­le attrait de la violence pour qui a vécu la violence qu’il est ici question, une grande profondeur de champ conférant parfois à cette histoire d’apparence banale les allures de métaphore. Mathieu Blais auraitil encapsulé dans son village inventé les pires travers d’une société qui ne sait qu’apprendre à ses démunis à rendre responsabl­es de leurs problèmes de plus démunis ?

(SAINTE-FAMILLE)

Mathieu Blais Leméac Montréal, 2017, 144 pages

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR L’écrivain Mathieu Blais

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