Le Devoir

Le coeur mis à nu de Karl Ove Knausgaard

L’autobiogra­phie monstre de l’écrivain norvégien raconte les incertitud­es et le chaos de l’adolescenc­e

- CHRISTIAN DESMEULES Collaborat­eur Le Devoir

Quatrième tome de Mon combat, le monstre littéraire et autobiogra­phique du norvégien Karl Ove Knausgaard (six volumes et 3500 pages écrits et publiés entre 2009 et 2011), Aux confins du monde se concentre sur les années d’adolescenc­e de l’écrivain nor végien.

On y trouve une fois encore l’infiniment petit du quotidien et les oscillatio­ns de la conscience d’un homme qui a le courage un peu fou d’affronter sans filtre ses doutes, ses failles, ses contradict­ions.

Né d’une crise de foi envers la fiction, quelque part entre Les confession­s de Rousseau et l’entreprise proustienn­e de réminiscen­ce, dans un style torrentiel et mal dégrossi, impitoyabl­e et clinique qui semble dépourvu du moindre artifice, Mon combat nous donne à voir la vie à l’état brut.

Dans un magma de détails qui pourraient sembler insignifia­nts, flux typique de la brutale honnêteté qui a valu à l’écrivain norvégien de 48 ans la célébrité littéraire (il est traduit en 22 langues) et un certain nombre d’ennuis, Knausgaard nous promène souvent, il faut le dire, entre l’irritation et la lassitude. Mais émerge parfois au détour d’une phrase, sans avertir, un moment d’émotion et de vérité — ou à tout le moins d’impression de la vérité — qui rachète tout.

Au sortir du secondaire, à 18 ans, au milieu des années 1980, Knausgaard devient enseignant pendant une année dans un minuscule village de l’extrême nord de la Norvège. Son plan est simple, parfaiteme­nt tracé: il veut devenir écrivain, voyager, accumuler les expérience­s, vivre la vie des écrivains qu’il admire.

Cette année «aux confins du monde» pour mettre un peu d’argent de côté et y rédiger des nouvelles, il l’aborde comme un moment charnière de sa vie. «Je suis enfin backstage », pense-t-il. Il va déchanter assez vite.

L’été de ses 16 ans

De longs retours en arrière nous ramènent quelques années plus tôt, alors que, passionné de musique, il devient à 16 ans journalist­e musical d’un quotidien local. «À cette époque, l’été de mes seize ans, je ne voulais vraiment que trois choses. La première, c’était avoir une petite amie. La deuxième, de réussir à coucher avec une fille. La troisième, de me soûler. Enfin pour être honnête, il n’y en avait que deux: coucher avec une fille et me soûler. »

C’est aussi l’époque du divorce de ses parents, alors que son père, la figure sombre et tyrannique de son enfance — voir le tome III à ce sujet —, ramolli et devenu presque méconnaiss­able, commence à se dissoudre peu à peu dans les vapeurs de l’alcool.

L’alcool sera d’ailleurs la grande découverte de son adolescenc­e. « Pourquoi est-ce que tout le monde ne buvait pas? L’alcool rend tout grand, c’est un vent qui souffle sur la conscience, c’est des vagues qui se brisent, des forêts qui se balancent et une lumière qui dore tout ce que tu vois, parant même d’une certaine beauté la personne la plus laide et la plus répugnante, c’est comme si toute objection et tout jugement étaient balayés d’un revers de la main, et comble de générosité, tout, je dis bien tout, était beau. Pourquoi dire non à ça?»

Tout là-haut, au nord du nord, dans une succession de nuits interminab­les, solitaires, alcoolisée­s, le jeune Karl Ove va en quelque sorte basculer du côté obscur de la force. Lui qui aime la nuit, il aura vite l’impression de se vider. «Mais ici l’obscurité était différente. Cette nuit-là ôtait toute vie. »

Perdre son pucelage

Sensible au charme de l’une de ses étudiantes de 13 ans — source de scénarios qui ne vont jamais dépasser ses pensées —, il cherche toujours aussi désespérém­ent à perdre son pucelage. Objectif qu’un mélange de malchance et de maladresse l’empêche de réaliser. C’était une sorte de feu qui le consumait sans repos, le jour et la nuit.

Rarement, a-t-on l’impression, la confusion de l’adolescenc­e a été exprimée avec autant de justesse. « J’avais l’impression d’être en face d’un puzzle dont les pièces venaient de plusieurs jeux différents. Rien ne correspond­ait, rien n’allait ensemble. » Parfois, raconte-t-il, juste avant de s’endormir, il lui arrivait de ne plus savoir s’il était un garçon ou une fille.

Aux confins du monde, en ce sens, est aussi le récit de la double obsession qui animait de façon ardente et maladroite Karl Ove Knausgaard à cette époque: la littératur­e et les femmes.

La manière est la même que dans les trois premiers volumes. Des digression­s à la tonne, une narration sinueuse sans direction apparente, un coeur mis à nu. Et toujours, cette volonté à la fois folle et naïve de lever le voile sur son intimité et sur celle de ses proches.

Et une fois encore, il émane de ces pages une sorte de magie qui fonctionne. Mais comment? C’est tout le mystère qui subsiste lorsqu’on referme Aux confins du monde, en attendant la suite.

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FRANK FERVILLE Aux confins du monde est le récit de la double obsession qui animait de façon ardente et maladroite Karl Ove Knausgaard pendant son adolescenc­e: la littératur­e et les femmes.
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