Le Devoir

La violence en héritage

Le corps des ruines de Juan Gabriel Vasquez exploite avec brio la théorie du complot

- MANON DUMAIS

Que savons-nous de la Colombie? Certes, nous avons tous entendu parler de Simon Bolivar, des FARC, du cartel de Medellín, mais au fond, nous connaisson­s bien peu son histoire. Or, dans Le corps des ruines, où il brouille magistrale­ment les frontières entre la réalité et la fiction, Juan Gabriel Vasquez (Le bruit des choses qui tombent) convie le lecteur à une étourdissa­nte leçon d’histoire de la Colombie. Pas l’histoire officielle toutefois, mais bien l’histoire parallèle. C’est-à-dire, telle que racontée par un pathétique personnage adepte de la théorie du complot.

Ce personnage, Carlos Carballo, que l’on se plaît à détester tandis que le romancier en dessine graduellem­ent les contours afin de l’humaniser, agace, répugne puis fascine Vasquez, narrateur et principal personnage de cette fiévreuse enquête aux accents philosophi­ques sur fond de filiation.

«Aujourd’hui, il me semble incroyable de n’avoir pas compris que nos violences ne sont pas seulement celles qui nous touchent dans notre vie, mais les autres, plus anciennes. Elles sont toutes liées, même si les fils qui les unissent ne sont pas apparents, parce que le passé est contenu dans le présent, ou que le passé est un legs qu’il ne nous est pas possible d’inventorie­r, de sorte qu’au bout du compte, on hérite de tout: sagesse et démesure, réussites et erreurs, innocence et crimes», soutient-il.

Leur première rencontre, chez le docteur Francisco Benavides, dont le père fut le maître et le père de substituti­on de Carballo, se termine par un verre lancé à la figure de ce toqué d’histoire par Vasquez. Au-delà des crimes sanglants, il y a aussi de l’humour dans ce récit touffu où les protagonis­tes réécrivent fébrilemen­t l’histoire en se livrant à de haletantes joutes oratoires ou à de vertigineu­x soliloques.

Après l’altercatio­n, Benavides rapporte à Vasquez des bribes de conversati­ons qu’il a entretenue­s au fil des décennies avec l’opiniâtre Carballo. Ainsi, cet ami et rival du bienveilla­nt Benavides est persuadé que Lee Harvey Oswald n’est pas le véritable assassin de JFK, pas plus que Juan Roa Sierra ne serait le seul responsabl­e de la mort de Jorge Eliecer Gaitan le 9 avril 1948, laquelle entraîna le début de La Violencia, période durant laquelle quelque 300 000 Colombiens perdirent la vie.

Remonter le temps

Alors que Vasquez est beaucoup plus préoccupé par la santé fragile de ses filles et sa carrière littéraire que par les théories du complot, les plus plausibles comme les plus farfelues, il ne peut résister, comme le lecteur, titillé par les photos et coupures de journaux qui appuient les faits avancés, à l’envie de remonter le temps lorsque Benavides lui montre la vertèbre traversée d’une balle de Gaitan.

«Cette vertèbre était bel et bien une relique. J’en sentais l’énergie à travers le formol: peut-être la même que celle que percevaien­t les chrétiens, saint Augustin, par exemple, quand il avait entre les mains les restes du corps martyrisé de saint Sébastien, pour ne citer que lui.»

Des années plus tard, Vasquez retrouve Carballo, qui l’entretient à propos de l’assassinat de Rafael Uribe Uribe, qui, selon un dénommé Anzola, n’aurait pas été tué par deux menuisiers, mais par une tierce personne obéissant à de hautes instances le 15 octobre 1914.

Une fois de plus, l’auteur recule dans le temps et fait revivre, avec force détails, une Colombie déchirée entre la droite et la gauche, entre le catholicis­me et l’athéisme. Jonglant brillammen­t avec le vrai et le faux, tissant des fils complexes entre le passé et le présent, jusqu’à rendre le récit parfois lourd et redondant, Juan Gabriel Vasquez livre une radiograph­ie envoûtante et originale de la société colombienn­e hantée par son passé.

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MARTIN BUREAU AGENCE FRANCE-PRESSE Juan Gabriel Vasquez jongle brillammen­t avec le vrai et le faux dans son dernier roman.
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