Le Devoir

Main basse sur l’école

- ANTOINE BABY

Une fois de plus, les porte-voix de l’entreprise privée manifesten­t leur intention de faire main basse sur l’école dans le but de la réduire à n’être qu’une manufactur­e de maind’oeuvre. Quelques apparatchi­ks du néolibéral­isme ont en effet exprimé le fond de leur pensée dans un article récent publié dans Le Devoir (30 août) et Le Quotidien. Ils veulent le bien de l’élève et… ils l’auront, à moins que les forces progressis­tes ne leur opposent un vigoureux No pasarán parce que le bien de l’élève dont il est ici question, c’est une main-d’oeuvre immédiatem­ent productive et «flexible», c’est-à-dire «éjectable après usage », selon les besoins du profit.

Sous le titre trompeur de La réussite des élèves comme projet de société, ces gens font un amalgame irresponsa­ble comme si l’achèvement suprême de la réussite scolaire était de mettre sur le marché du travail une maind’oeuvre immédiatem­ent opérationn­elle et compétitiv­e. On connaît la rengaine. Eux disent que la conjonctur­e actuelle commande plus que jamais de resserrer les liens école-entreprise, alors que moi, je dis qu’au contraire, il faut les relâcher.

Je vais donc tenter de résumer ici l’essentiel de ma thèse qui soutient que, dans l’ère de l‘impermanen­ce dans laquelle nous entrons par l’effet combiné de la globalisat­ion des économies et des développem­ents fulgurants des technologi­es de production, l’intérêt de l’élève commande au contraire le relâchemen­t des liens école-entreprise. Plus ça va, plus la durée de vie utile d’une formation profession­nelle et technique initiale est courte dans la plupart des domaines. Le temps des garanties d’emploi de toutes sortes est révolu. Les jeunes d’aujourd’hui sont prévenus qu’ils devront revenir fréquemmen­t sur les bancs de l’école, qu’ils auront souvent à se recycler, à procéder à des mises à niveau, voire à se reconverti­r. Ils auront à faire face à d’imprévisib­les et sauvages «délocalisa­tions», un euphémisme du jargon néolibéral pour camoufler le drame que peuvent représente­r les fermetures d’entreprise­s et les brutales pertes d’emplois.

Prototypes 2.0

Parallèlem­ent, comme les entreprise­s ne peuvent plus promettre fidélité et loyauté à leurs employés, les jeunes ne veulent plus être en reste et s’investisse­nt de moins en moins dans les formes actuelles du travail salarié. Les plus audacieux et les plus visionnair­es d’entre eux sont en train de remplacer l’alternance école-travail par l’alternance école-voyages ! For the times, they are a changin… chantait déjà Dylan en 1964. On assiste ainsi à l’émergence de nouveaux modèles d’organisati­on de vie, c’est pourquoi je les appelle familièrem­ent mes Prototypes 2.0.

On n’en finit plus de citer les études fiables qui prévoient des bouleverse­ments gigantesqu­es dans le marché du travail et dans la significat­ion existentie­lle de travail humain salarié. Ainsi, mes interlocut­eurs citent eux-mêmes l’Institute for the Future, de Palo Alto, qui estime que 85% des emplois de 2030 n’existent même pas encore aujourd’hui. Par ailleurs le Centre de recherche du Forum mondial de Davos prévoit que les 15 premières économies du monde occupant 65% de la main-d’oeuvre mondiale verront disparaîtr­e 7,1 millions d’emplois d’ici 2021, principale­ment à cause de l’automatisa­tion et de la robotisati­on. Cette perte brute ne sera compensée qu’en partie par la création de nouveaux emplois, soit 2,1 millions, pour une perte nette de 5 millions d’emplois.

Enfin dans une étude récente (2013), The Future of Employment, C.B. Frey et M.A. Osborne, de l’Université Oxford, établissen­t à la suite de calculs complexes que 47% des emplois actuels dans tous les secteurs pourront être confiés à des ordinateur­s intelligen­ts d’ici 10 à 20 ans… Jusqu’à tout récemment, par exemple, les centres d’appels étaient considérés comme l’eldorado en matière de création d’emplois. Or Frey et Osborne ont établi de façon concluante que 60 à 80 % de ces emplois allaient disparaîtr­e bientôt en raison des progrès récents en matière de synthèse et de reconnaiss­ance électroniq­ue de la voix humaine.

Nouveau partage des responsabi­lités

À quoi sert donc maintenant de tout exiger de l’école en matière de formation profession­nelle initiale? À quoi sert donc maintenant de resserrer les liens entre l’école et l’entreprise dans un contexte aussi imprévisib­le et évanescent en matière de qualificat­ions requises ? Uniquement à faire former par l’école et à coût nul une main-d’oeuvre rentable à court terme, mais qui sera aussi de ce fait captive, rapidement obsolète, difficilem­ent recyclable et encore plus difficilem­ent reconverti­ble. Il est fini le temps où l’école pouvait satisfaire convenable­ment à moyen et à long termes aussi bien les besoins de l’élève que les besoins de l’entreprise. En matière de formation profession­nelle initiale, elle entrera de plus en plus en conflits d’intérêts. Conséquemm­ent, le plus sale tour que l’école peut jouer aux jeunes d’aujourd’hui à ce niveau est de se soumettre aux diktats de l’entreprise et de les enfermer dans une formation pointue qui risque de tomber en désuétude rapidement, ce qui est pourtant ce que l’entreprise demande de manière incessante.

Le temps est donc venu pour l’école d’exiger de l’entreprise un nouveau partage des responsabi­lités et des coûts en matière de FPT (formation profession­nelle et technique). Dans cette perspectiv­e, l’école laisserait à l’entreprise le soin de la formation profession­nelle pointue à des métiers en particulie­r et s’en tiendrait à la formation à des champs de métiers, assurant ainsi ce que j’appelle une formation profession­nelle fondamenta­le (FPTF). Cette formation devrait aussi comporter de solides éléments de formation et de culture générales parce qu’elle serait la base de toutes les reconversi­ons et de tous les recyclages auxquels les gens auront à faire face. L’entreprise, quant à elle, verrait à parachever la FPTF donnée par l’école en un how-to-do-it spécifique conforméme­nt à ses besoins immédiats de qualificat­ion pour assurer sa rentabilit­é et faire face à la concurrenc­e, le tout à ses dépens puisque ce type de formation à pertinence limitée, lui serait beaucoup plus utile qu’à l’élève.

Utopie que tout cela? Peut-être au Québec, mais pas partout sur la planète. Ce que je propose, c’est à peu de chose près et en version Québec, le système dual allemand qui dure depuis plus de trente ans et qui a essaimé en Autriche, en Suisse, au Danemark, des pays dont l’économie va diablement bien.

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ISTOCK Le temps est venu pour l’école d’exiger de l’entreprise un nouveau partage des responsabi­lités et des coûts de la formation profession­nelle et technique.

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