Le Devoir

Le marché noir survivra à la légalisati­on

Il faut être naïf pour croire que le crime organisé abandonner­a son trafic, selon la GRC

- MARIE VASTEL Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

Le gouverneme­nt Trudeau a beau dire qu’il légalise la marijuana pour étouffer le marché noir, ses forces de l’ordre n’y voient rien de plus qu’un souhait «naïf». Au premier jour de l’étude en comité du projet de loi qui viendra légaliser le cannabis récréatif, experts et partis d’opposition ont soulevé les lacunes d’une législatio­n qui, estiment-ils, ne saura contrer le cannabis illicite.

L’étude du controvers­é projet de loi d’Ottawa fera l’objet d’un marathon d’audiences, toute la semaine. D’entrée de jeu, lundi, des fonctionna­ires fédéraux ont tempéré les ambitions du gouverneme­nt libéral. «Nous sommes très conscients et réalisons, quand on évalue les chances de voir le crime organisé être éliminé du marché du cannabis, qu’il serait naïf de croire que cela pourrait se produire », a tranché la commissair­e adjointe des opérations criminelle­s de la Gendarmeri­e royale du Canada, Joanne Crampton, devant le comité parlementa­ire de la santé.

Les libéraux ont maintes fois martelé qu’ils légalisera­ient la marijuana afin de priver le marché noir de cette importante source de revenus et d’éviter que les jeunes Canadiens s’en procurent auprès du crime organisé. Or, l’opposition doute depuis le début qu’il soit réaliste que le marché fédéral détrône le marché illicite.

Une haute fonctionna­ire du ministère de la Sécurité publique, Kathy Thompson, s’est montrée moins défaitiste que sa collègue de la GRC. Mais son pronostic n’était pas moins pessimiste. «On sait qu’il faudra du temps avant de remplacer un secteur qui, au fil d’un siècle, a fait d’importants gains dans ce domaine. Il va falloir du temps et il va falloir un régime efficace.»

D’autant plus que le projet de loi fédéral n’autorisera pas la consommati­on de produits comestible­s de marijuana, qui compteraie­nt pourtant pour 35% des habitudes de consommati­on des Canadiens selon le néodémocra­te Don Davies. « Si l’un des objectifs de ce projet de loi est d’amener les produits du marché noir illicite dans un marché légal réglementé, j’ai du mal à comprendre comment on y parviendra si on laisse au marché noir le tiers des produits que les Canadiens consomment présenteme­nt», s’est-il demandé.

Le gouverneme­nt promet de légaliser à terme les dérivés de marijuana comestible­s, puisqu’il reconnaît lui-même que leur consommati­on est en hausse, mais il doit d’abord établir les équivalenc­es entre divers produits et leur teneur en THC, ont expliqué des fonctionna­ires du ministère de la Santé. D’ici là, les Canadiens pourront toujours confection­ner euxmêmes ces produits avec les quatre plants qu’ils auront le droit de faire pousser chez eux.

Or, les doléances de M. Davies ont trouvé écho chez une alliée de taille, l’ex-ministre libérale Anne McLellan qui avait présidé le comité consultati­f chargé de conseiller le gouverneme­nt Trudeau en vue de ce projet de loi. Le groupe avait justement recommandé la légalisati­on de produits comestible­s

«On sait qu’il y a une demande. Et si vous voulez passer d’un marché illégal à un marché légal réglementé, alors il vous faut offrir le même choix et la même qualité que ce qu’offre le marché illicite », a expliqué à son tour Mme McLellan. Elle convient cependant que le gouverneme­nt peut avoir besoin de plus de temps.

Autre facteur qui sera décisif quant à la part du marché que saura accaparer l’offre légale: son prix, a insisté Mme McLellan. L’État de Washington a trop taxé le cannabis récréatif, au début de sa légalisati­on, ce qui a freiné son commerce licite. Le marché noir n’a pas disparu au Colorado ou dans l’État de Washington, a reconnu Mme McLellan, mais c’est notamment parce que leurs États voisins n’avaient pas légalisé le cannabis récréatif.

La moitié des 650 organisati­ons criminelle­s au Canada feraient du trafic de cannabis, selon la Sécurité publique.

L’industrie a de son côté réclamé de pouvoir publiciser ses produits afin de rivaliser avec l’offre du marché noir. Le projet de loi C-45 interdit la publicité et exige des emballages sobres comme ceux de la cigarette.

Pas de garanties à la frontière

Uune fonctionna­ire de l’Agence des services frontalier­s a indiqué que le Canada poursuit ses pourparler­s avec l’administra­tion américaine afin de protéger les Canadiens qui déclareron­t aux agents frontalier­s avoir déjà consommé du cannabis. «Il y a eu des discussion­s préliminai­res avec nos homologues, mais [la question] n’a pas été réglée », a admis Jennifer Lutfallah.

À dix mois de la légalisati­on de la marijuana au Canada, la conservatr­ice Marilyn Gladu s’est dite «perturbée» de voir qu’Ottawa n’a obtenu aucune garantie des Américains pour ses citoyens qui voudront voyager au sud de la frontière. Le néodémocra­te Don Davies réclame qu’Ottawa signe une entente avec Washington qui garantisse que les Canadiens ne se verront pas refuser l’entrée aux États-Unis, où le cannabis demeure illégal au fédéral.

Don Davies et Marilyn Gladu somment en outre les libéraux de modifier le processus de pardon afin d’en faciliter l’accès pour les personnes qui ont été condamnées pour possession de cannabis. Les conservate­urs s’opposent à la légalisati­on de la marijuana, préférant une décriminal­isation de la possession simple, assortie d’un pardon pour les personnes condamnées dans un passé récent.

La Saskatchew­an résiste

Le gouverneme­nt de Saskatchew­an s’est inquiété de devoir s’adapter trop rapidement, lui qui a privément réclamé qu’Ottawa retarde la légalisati­on de la marijuana. «Il n’y a pas de garanties qu’on saura respecter l’échéancier du fédéral », a prévenu un fonctionna­ire du ministère de la Justice de la province. Au libéral Ramez Ayoub qui lui a fait remarquer que les intentions d’Ottawa en ce sens étaient claires depuis deux ans, le fonctionna­ire a rétorqué qu’il était difficile de se préparer à un projet de loi qui n’avait pas encore été déposé et détaillé avant avril dernier. Le Manitoba et la NouvelleÉc­osse ont aussi accusé le fédéral d’aller trop vite. Le ministère de la Santé de NouvelleÉc­osse témoignera jeudi devant le comité.

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