TOURISME INDONÉSIE Java, comme une seule île
Traversée en train de ses villes et de ses rizières, en terre d’intensité
Java, porte d’entrée en Indonésie, coeur de cet immense pays aux quelque 17 000 îles — quoique… le compte exact reste incertain —, est la définition même de l’intensité. C’est tour à tour une brûlure, un éclat, un bruissement, un cri. Pour prendre la mesure de ses villes habitées par le trafic et de ses étendues de rizières où perce de loin en loin le dôme solennel de volcans solitaires, nous l’avons traversée en train, d’un bras de mer à l’autre.
Arriver à Jakarta, c’est arriver dans un grand corps désarticulé dont les coeurs, car ils sont innombrables, battent en désordre. Un flux incessant occupe jour et nuit les artères, les ruelles, les avenues, où subsistent, avec une vigueur absolument improbable, de grands arbres aux feuilles grasses. Quand déjà toute notion du temps s’est évanouie au-dessus du Pacifique et que la chaleur tombe, une chaleur comme une couverture humide prise dans un socle de pollution, Jakarta s’apparente à un tour de manège un peu fou.
En milieu d’après-midi, quand on réussit enfin à mettre le pied hors du taxi jusque-là pris en otage par le trafic, un soleil assassin chauffe à blanc le port de l’ancienne Batavia, fondée au XVIIe siècle sur une plaine marécageuse par les colons néerlandais. Du front de mer où stationnent encore des goélettes de Makassar au bois usé par le climat marin, partaient jadis des paquebots aux cales chargées d’épices, de riz, de bois, de café dont les îles du Sud étaient alors un grenier inépuisable.
Dans les anciens entrepôts de la Compagnie des Indes orientales, construits en 1652, un petit musée de la marine donne un
premier aperçu de la fascinante histoire de l’Indonésie, chassécroisé de royaumes, de cultures et de navigations.
Jakarta a tant de visages qu’on ne peut tous les voir. D’abord parce qu’y circuler est une abomination, qu’on soit en taxi, en ojek (moto), en bajaj (tuk tuk indonésien) ou, ultime résistance dans cette absence de trottoirs, à pied, mais aussi parce que sa démesure essouffle. Une fois qu’on a repris conscience dans la lumineuse véranda du café Batavia, une relique coloniale des vieux quartiers de Kota, admiré la fabuleuse collection du Museum Nasional, traversé le parc attenant où trônent les 132 mètres du monument national et monté à l’étage de la magnifique mosquée Istiqlal, la plus grande d’Asie du Sud-Est, on sonne la fin de la marche.
Et l’on retraverse en taxi les amas de gratte-ciel et les échangeurs d’autoroutes, où se détache en continu, sur l’horizon infini de béton, un soleil fumeux. «Machet», soupire le chauffeur. Encore un embouteillage dont on ne voit pas le bout. Si Jakarta n’a pas de centre, elle n’a pas plus de fin.
Notre destination: les faubourgs du sud de la capitale, où nous avons déposé nos bagages chez une amie, là où réapparaît un certain calme, une certaine vie quotidienne rythmée par le travail et les chants de la mosquée. Kemang et Cipete donnent à voir une Jakarta plus humaine, surtout moins frontale.
Dans un quadrillage de rues étroites où exhalent de grands frangipaniers, on trouve, en quelques jours de flânerie, une promesse de renouveau: des galeries d’art où s’expose un discours contemporain personnel et critique, des ateliers, des cafés où se retrouvent expatriés et jeunes Indonésiens. On vous salue en bahasa indonesia, la langue indonésienne.
C’est la vie de quartier: des enfants papillonnent autour d’un vendeur de poissons dans des sacs en plastique à la sortie de l’école, des fleuristes jettent de l’eau sur leurs étals qui cherchent l’ombre, un kiosquier attend le client qui lui achètera des cigarettes ou un kerupuk, ces craquelins torsadés parfumés au poisson. On ne sent plus autant la marque de l’anonymat urbain, ni le poids des centres commerciaux environnants à la dimension de villages.
À la veille du départ en train, quand le soleil décline brusquement en emportant sa chaleur équatoriale, que des vendeurs ambulants font résonner leurs cloches à la lumière pauvre des lampadaires et que le délicieux petit warung (restaurant familial) en retrait de la route a épuisé ses étals de nasi goreng (riz frit), Jakarta a laissé sa marque, du nord au sud de ses quartiers comme des canons.
Yogyakarta, pôle culturel
Une fois laissé derrière le bouillon âcre de la ville, la nature tisse timidement sa place. Et l’on reçoit l’assemblage éblouissant de Java — ses larges vallées de rizières émeraude, ses toits de tuiles rougeâtres striées de noir, ses petites villes où se détache le dôme doré des mosquées, ses volcans apparus comme un mirage sur la plaine. Devant chaque station, le chef de gare est au pas. Chacun veille sur ces fines veinules de l’île la plus peuplée du monde, qui fournit le pays — et plus loin encore — en riz, en café et en fumée de cratères. Sur cette terre volcanique, tout aussi vulnérable aux éruptions qu’aux séismes de la ceinture de feu du Pacifique, l’extrême de la ville se mesure à l’extrême de la nature.
Sept heures plus tard, Yogyakarta (ou «Jogja») se dessine, ville certes moins frénétique mais brassée elle aussi par un curieux trafic de calèches, de becak (cyclo-pousse) et de tout ce qui crache une fumée noire. C’est d’ici, en plein centre de Java, dans un territoire qui jouit encore d’un statut «spécial» hérité de sa longue résistance au pouvoir colonial, qu’on accède aux sanctuaires de Borobudur et de Prambanan — deux splendides legs des religions principales de Java au temps des royaumes de Sailendra (bouddhiste) et de Mataram (hindou), avant que l’islam ne déloge définitivement le royaume Majapahit (hindo-bouddhiste) avec l’expansion des cités fondées par les commerçants arabes.
Construite en pleine jungle au VIIIe siècle, Borobudur donne un premier coup: neuf terrasses, des dizaines de statues de Bouddha et une immense stupa se détachent sur le ciel. On soupçonne qu’avant son mystérieux abandon, autour du XVe siècle, l’immense temple accueillait des fidèles du vajrayana, ou bouddhisme tantrique.
Du monde terrestre au monde du cosmos, les délicats basreliefs gravés sur la pierre devaient permettre d’atteindre, au sommet, le nirvana. Comme plus tard devant les candi (temples) ouvragés de Prambanan, dressés en hommage aux dieux hindous sur une vaste plaine vers le Xe siècle, l’imaginaire s’emballe. On essaie de retrouver un peu du parfum des offrandes et du murmure des prières dans le brouhaha aujourd’hui perpétuel de ces temples miraculés. On repense au passage du journaliste et romancier français Roger Vailland à Borobudur, en 1951, juste après l’indépendance de 1949. «Sur le toit du plus ancien monument de leur patrie, écrit-il dans son récit Borobudur, c’est un chant à la liberté qu’en répétant péniblement des mots sanscrits chantaient les fils des maquisards de Djodjia.»
Dans cette Yogyakarta, il faut aussi et peut-être même surtout s’imbiber de culture. Aller voir, au musée Sono-Budoyo, la remarquable collection de marionnettes en cuir et en bois du wayang kulit, un théâtre d’ombres basé sur des épopées indiennes (Mahabharata ou Ramayana). Entrer dans la cour du superbe kraton, où habite encore le sultan — aux pouvoirs symboliques — dans une aile retirée, pour y voir un spectacle de danse javanaise au rythme hypnotisant, avec ses costumes de jaune et d’or, où les protagonistes rabattent parfois sèchement les pans de leur traîne sous les coups violents du gamelan, l’orchestre indonésien de percussions et de gongs.
Dans Prawirotaman, un quartier au sud du kraton, une carte recense depuis 2008 les petits ateliers indépendants, où des militants découpent des affiches à même le sol en fumant des cigarettes, comme les vastes galeries d’art contemporain ouvertes aux vents, dont la fondation Langgeng — où comédiens et musiciens répétaient un wayang orang, théâtre populaire lui aussi basé sur les épopées indiennes, lors de notre passage. Jusqu’au soir, des artistes y discutent, y travaillent et vous accueillent avec cette cordialité toute indonésienne.
Au petit matin, le lendemain, un mariage se prépare dans Sosrowijayan, près de la gare. Des femmes ont posé des plats de riz, de fleurs et de feuilles de bananier à même le sol. Selamat pagi! Bonjour. C’est le départ pour une autre ville, et ce perpétuel choc entre l’Asie de la fumée des grils et le monde arabe où retentit, cinq fois par jour, la prière.
Surakarta, la lenteur
À cela, Surakarta ne déroge pas. Si certains diront qu’elle vit dans l’ombre de Yogyakarta, dont elle est la douce rivale depuis la scission de Mataram en deux royaumes par les Néerlandais en 1755, Surakarta (ou «Solo») a pourtant une lenteur et une lumière qui confèrent la noblesse. Ses rues larges et ombragées donnent sur des étendues d’herbe ou de petites rues où se cachent des ateliers de batik, un tissu traditionnel indonésien, ou d’anciennes demeures javanaises. Aux conducteurs de becak, couchés sur les sièges de cuir fissuré de leurs bicyclettes qui ont dû connaître l’indépendance, il faut répondre: Jalan jalan ! Je me promène. Ils sourient alors sans rien dire.
Outre des balades à pied, dans toute la ville, à toute heure du jour pour en saisir les contrastes, il faut absolument voir de Sukarata le musée privé Batik Danar Hadi et un spectacle de wayang orang au théâtre Sriwedari. Le premier donne à voir une collection exceptionnelle de batiks, un mot javanais donné à la fois au tissu et à la technique d’impression à la cire qui produit ces pièces de grande finesse. Quant au deuxième, c’est un incontournable de tout voyage en Indonésie, une saga de deux heures en séquences solennelles et comiques où les comédiens, parfois parlant, parfois dansant, restituent une tradition javanaise — bien qu’il y ait d’autres variantes au pays — en gestes millimétrés.
Et le soir, quand le vacarme du gamelan résonne encore sur la paroi de l’oreille et qu’on se résigne à rentrer en becak, ne reste dans la nuit que la lumière des kiosques à roulettes, cantines où grille le satay sur les charbons rougeoyants dans un nuage de fumée noire. Des gâteaux de riz ou des bols de nouilles attendent le creux tardif d’un passant.
Ijen, le spectacle
Dernier droit: deux trains jusqu’au bout de Java, onze heures de banquette et de fenêtre panoramique où frémit un rideau en accordéon. Le gunung Lawu et ses quelque 3000 mètres d’altitude disparaissent dans notre dos. Longtemps après le changement de train, à Surabaya, le paysage se transforme; les rails surplombent une petite vallée à la végétation plus dense — bambous, cocotiers, petites coulées qui débouchent sur des taches de ciel rose. Java sous la chaleur, au crépuscule, c’est une brume comme une vapeur qui sort des rizières. Et puis la nuit tombe, les gares s’effacent dans les traits de lumière des phares le long de la route, et le haut-parleur annonce la fin de la ligne: Banyuwangi.
Au petit matin, une eau tropicale se déverse sur la charmante petite ville côtière. C’est à peine si on voit Bali, de l’autre côté du petit détroit. Trente jours en Indonésie, et une seule pluie: le matin où l’on doit monter le volcan Ijen, dont le lac de cratère, un lac acide, est d’un turquoise hypnotisant. Sur la route vers la base du volcan, un voile blanc épais a envahi les champs de café et des ruisseaux traversent la route crevée où cahote la voiture. Que faire? Reculer? Après avoir traversé Java pour arriver à ce sommet?
Un thé au gingembre et une accalmie nous encouragent à amorcer la montée. La terre est dure, la voie large. Il n’y a personne. Sur les parois du volcan, qui n’a pas connu d’éruption majeure depuis 1936, la végétation verte et touffue devient de plus en plus hirsute. Des chicots d’arbres noircis apparaissent sur un sol pareil à une vilaine peau. Des traces jaunes, dues au soufre, strient la paroi rocheuse de plus en plus nue. Vie et mort se côtoient dans un bain humide.
Arriver au sommet de l’Ijen encore à moitié dans le brouillard, seules, alors que les ramasseurs de soufre, en ce début de ramadan, ont laissé leurs paniers sur les nervures stériles du volcan, est arriver sur une planète étrangère. On ne sait s’il s’agit d’un rêve extraterrestre ou d’une randonnée équatoriale. Un mélange de nuages et de fumée joue avec la lumière comme dans un tableau gothique. Au bas d’un petit sentier en dents de scie, trois morceaux de bois font office de belvédère. Et voilà qu’enfin le soleil sort pour illuminer le lac. Pareil tableau est inoubliable.
C’est la fin de Java, la fin des routes, le début d’une autre navigation. Sans même quitter les chaussures de randonnée, le sac à moitié glissé de l’épaule, le volcan comme une présence magique dans notre dos, c’est la montée triomphante sur le traversier pour Bali qui referme aussitôt sa cale. Lentement, la côte s’éloigne et avec elle la frénésie de Java. L’Ijen, lui, a retrouvé les nuages.