Place aux «cheffes», aux femmes chefs ou aux chefs?
Il est temps d’explorer la cuisine autrement, de cesser de lui coller un sexe
Ann-Rika Martin a remporté la compétition culinaire télévisée Les chefs. Une première. J’ai lu Faiminisme de Nora Bouazzouni, un essai coup de fouet d’une journaliste française sur les diktats alimentaires imposés aux femmes depuis des lunes. Je me suis régalée d’un souper organisé par l’association Les femmes chefs de Montréal. Le genre commun à tout cela? Le féminin.
Ce serait bien d’inventer un troisième sexe pour tout ce qui touche la gastronomie. Ou plutôt de s’en passer complètement, de cesser de «genrer» le secteur, le métier. Délicate, raffinée, sensible, touche féminine, etc. Combien sommesnous à tomber dans ces raccourcis, ces travers, ces clichés ? À « sexer » des plats, des techniques, à féminiser, à masculiniser avec nos mots, nos tournures de phrase, nos sousentendus, nos commentaires mal placés ou déplacés ?
«Il faut explorer la cuisine autrement que par le sexe», entonnent en choeur Dominique Dufour (restaurants Ludger et Magdalena) et Marie-Pier Morin (Richmond). Dimanche dernier, les deux jeunes femmes ont fait un souper à quatre mains au Ludger, dans le quartier Saint-Henri. Cette rencontre était la troisième du genre. Du genre féminin. Elle s’inscrit dans une première série d’événements mis en place par la nouvelle association Les femmes chefs de Montréal.
En lançant son idée d’association avec d’autres en mars dernier (la série de soupers a débuté cet été), Dominique Dufour souhaitait insuffler à Montréal un esprit collaboratif entre femmes. «Ce qui importe, c’est la rencontre, c’est de partager notre réalité professionnelle. Cela permet aussi de sortir de sa cuisine, de ce qu’on fait d’habitude.»
Parmi les projets prévus pour 2018, une tablée à l’aveugle; ce qui permettrait de gommer littéralement les genres. Qui est en cuisine? On ne le saura pas! Garçon, fille, peu importe! «Le but de l’association est de créer une communauté, de nouvelles amitiés, de mettre en commun des ressources. Elle va aussi nous permettre d’être plus présentes, plus visibles. Nous représentons 50% des effectifs dans le milieu, mais nous avons seulement 12% de visibilité médiatique au Canada; et dans le monde, c’est à peine 5%!» déplore Dominique.
Les trentenaires et les jeunes quadragénaires du milieu de la restauration se questionneraient à l’heure actuelle davantage sur les rôles et comportements de chacun, chacune. Tant mieux. À eux de faire bouger les choses, de ne plus encourager le virilisme ambiant. «En restauration, on se met beaucoup de pression pour être hyperperformantes. C’est clair qu’on fait le travail différemment des gars; la gestion des équipes, par exemple. Mais pour le reste…» Soupir unanime. «Je me suis déjà retrouvée confrontée à des gars incapables de travailler avec des filles », confie Marie-Pier Morin. Ils cherchaient le chef. Elle était devant eux !
Inégalités alimentaires
Elle. La femme. L’alimentation. Dans son essai Faiminisme paru à la fin du mois d’août, la journaliste française Nora Bouazzouni dénonce toutes ces thèses naturalistes et différentialistes sur lesquelles reposent la société et ses travers. L’auteure ravive d’ailleurs avec verve certains travaux de recherche dont on a peu entendu parler (ou mal?) et qui vous laissent bouche bée.
Comme ces travaux de recherche de la socioanthropologue Priscille Touraille à propos du dimorphisme sexuel de la taille qui s’observe partout dans le monde. Si les femmes sont plus petites que les hommes, creusons du côté de l’accès à la nourriture (l’alimentation étant un facteur clé de la croissance) plutôt que du côté des sempiternelles raisons biologiques, avance la chercheuse.
Selon sa théorie, si tant de centimètres nous séparent, c’est parce qu’il y a eu très tôt dans l’histoire humaine des inégalités alimentaires. Les femmes n’ont pas eu accès à la nourriture comme elles le voulaient: compétition masculine (pour la viande, par exemple), privation pour leurs enfants dans les moments de disette, etc. Incroyable ! «On nous fait croire depuis des années que les femmes sont plus petites que les hommes pour des raisons biologiques. Pas du tout ! Le patriarcat est également passé par là. Patriarcat qui, soit dit en passant, n’est pas une chose naturelle; c’est un produit de l’histoire [point central de la journaliste dans son essai] », renchérit Nora, qui précise d’ailleurs que cette Priscille est loin d’être une vieille chercheuse féministe aigrie. Bien au contraire! Elle est jeune, son livre est récent (Hommes grands, femmes petites: une évolution coûteuse, 2008) et a fait l’objet du
documentaire Pourquoi les femmes sont-elles plus petites
que les hommes? réalisé par Véronique Kleiner en 2013. Je me suis empressée de le visionner en ligne. Je peux vous assurer qu’on ne regarde plus sa morphologie de la même manière après cela!
Nouvelles graphies
La grande question : doiton dire « femmes chefs » ou «cheffes»? Au Québec, le terme est épicène, c’est-à-dire que la même forme est utilisée au masculin et au féminin. Seul l’article varie devant le nom. Ainsi, on doit officiellement dire «une chef ». Mais de nouvelles graphies sont revendiquées. Pour
ma part, j’hésite, j’oscille. «A-ton besoin de féminiser? En anglais, on dit juste “chef”!» me rétorque Dominique Dufour. C’est vrai. Serait-ce la voie la plus simple pour imposer ce troisième genre en cuisine, sans sexe?
Pour Nora Bouazzouni, la graphie «cheffe» ouvre les vannes aux discussions qui l’attendent. «C’est très important de redonner une visibilité aux femmes, car c’est comme ça qu’on va les replacer dans le débat et qu’on fera un pas de plus vers l’égalité. Le langage structure une société. Or le langage a été fait par des hommes. À l’école, nous apprenons cette phrase très violente: le masculin l’emporte sur le féminin. Je revois mon institutrice dessinant sur le tableau noir des bonshommes, un homme et quatre femmes. Elle entoure alors à la craie le bonhomme “homme”, puis elle dit: même s’il y a plusieurs femmes, c’est lui qui l’emporte! Dans la structuration de la pensée, supprimer le féminin, c’est tout de même fort!»
Lorsqu’on gommera la fonction reproductrice, alors nous aurons réussi. Et des associations comme Les femmes chefs de Montréal n’auront plus besoin d’exister. En attendant, place aux femmes. Femmes chefs. «Cheffes». Chefs.