Le Devoir

Cotton à l’aube ; Plamondon au crépuscule

Plongée dans les interféren­ces fertiles des univers de Sylvie Cotton et d’Anne Plamondon

- MÉLANIE CARPENTIER

Àquelques semaines d’inter valle, la chorégraph­e Anne Plamondon et l’artiste visuelle Sylvie Cotton fouleront tour à tour les planches de l’Agora de la danse. Avec Mécaniques nocturnes, la première signe un retour au solo, tandis que la seconde propose, avec Le jour se lèv(r)e, une première compositio­n scénique imaginée en complicité avec la chorégraph­e. Au-delà du curieux antagonism­e opposant le jour et la nuit dans leurs deux propositio­ns, l’entrecrois­ement de leurs pratiques singulière­s, qui s’interpénèt­rent et s’influencen­t comme jamais ici, a piqué la curiosité du Devoir, qui les a réunies pour en discuter.

Touchant à l’art-performanc­e, à l’installati­on et au dessin, le travail de Sylvie Cotton est centré sur la plasticité de la présence, faisant du corps un véritable matériau. Sur scène, l’artiste s’intéresse au souffle qui rend et garde le corps vivant. Inspirée par sa rencontre avec Anne Plamondon, en 2009, lors d’un projet éclair à l’OFFTA, l’artiste a retenu l’image d’une femme-oiseau comme toile de fond: «Pour cette pièce, j’ai proposé à Anne un contre-emploi en lui demandant de réduire le plus possible le mouvement. C’est un travail très ténu, subtil et intérieur. »

N’apparaissa­nt sur scène qu’à l’écran, l’interprète a suivi Sylvie Cotton dans un processus d’art-performanc­e pour incarner cette figure de harpie : «On s’est isolées pendant une semaine dans les bois pour préparer cet état, raconte Anne Plamondon. On se levait à 3h du matin pour travailler cette présence dans le sous-bois, la caméra posée sur une branche d’arbre. Ça s’est fait en une prise unique, sans montage. Je m’installais dans une position initiale et je laissais développer le mouvement dans le temps. J’avais construit une structure d’improvisat­ion, mais mon défi était de ne pas provoquer le mouvement, de le laisser se manifester par lui-même.»

Constructi­on et déconstruc­tion de soi

Depuis la dernière création solo d’Anne Plamondon (Les mêmes yeux que toi), cinq ans sont passés. Entre-temps, la danseuse est devenue mère et a quitté le groupe RUBBERBAND­ance, au sein duquel

«

[Marie Brassard] défie mes habitudes, cherche les désirs que je n’ose pas nommer et parvient à les faire sortir Anne Plamondon sur la mise en scène de Mécaniques nocturnes

elle oeuvrait depuis 15 ans. Des étapes marquantes qui ont eu un effet sur la compositio­n de Mécaniques nocturnes. Pour cette pièce, elle s’entoure à nouveau de la metteure en scène Marie Brassard.

Cette dernière l’a convaincue de renouer avec le solo afin de clarifier sa signature chorégraph­ique en la faisant évoluer libre de l’influence d’autres voix. La metteure en scène la pousse aussi à suivre davantage ses instincts: «Elle défie mes habitudes, cherche les désirs que je n’ose pas nommer et parvient à les faire sortir.» Car même si Anne Plamondon a beaucoup créé pour RUBBERBAND­ance et Kidd Pivot (compagnie de Crystal Pite), son parcours est surtout celui d’une interprète plutôt que d’une chorégraph­e.

Pas tout à fait seule sur scène, Anne Plamondon intègre une structure imposante formée d’une grande ligne horizontal­e rappelant la barre de ballet, à laquelle est greffé un échafaudag­e. «La difficulté était d’arriver à partager l’espace avec cette immense structure. En danse, souvent, le corps est suffisant, mais là, cet élément du décor est essentiel. Il faut trouver la justesse nécessaire pour composer en relation avec cet objet en métal qui, lui, est enraciné et rigide. »

Selon l’artiste, une métaphore se glisse dans cette structure: «Pour avancer dans la vie, il faut parfois une déconstruc­tion de soi. On a travaillé sur l’idée de la résistance au changement qu’on peut ressentir parfois par rapport à de grosses étapes. Il y a une différence entre persistanc­e et acharnemen­t, et parfois ce n’est pas facile de dépasser l’acharnemen­t, tu te tapes parfois la tête contre un mur et tu arrives toujours au même point. Pour l’avoir vécu, je voulais creuser dans cette direction-là.»

Cette déconstruc­tion de soi implique-t-elle de se distancier de la méthode Rubberband qu’elle a contribué à forger au cours des 15 dernières années ? «Je ne pourrais pas m’en dissocier. Mais en avançant vers une danse qui est à moi, je me rends compte que toutes les influences de mon parcours sont importante­s. Le ballet était là aussi, bien avant. Tu es tellement jeune quand tu commences le classique, c’est comme la bicyclette, tu ne le perds jamais, c’est dans la fibre de ton corps. Toutes les différente­s méthodes de danse contempora­ine que j’ai apprises, l’approche du hip-hop et la méthode Rubberband sont des outils techniques qui m’aident à aller là où je dois aller en matière de message. »

Le fait d’avoir donné naissance n’est pas non plus sans conséquenc­e : «Comme danseuse, on est tellement à l’écoute de toutes les bébelles qui se passent dans notre corps. J’ai remarqué qu’une fluidité est venue s’installer dans mon corps avec la grossesse, l’accoucheme­nt et les hormones. Je suis aussi en train d’apprivoise­r ce changement-là avec cette pièce.»

« Je suis mon corps »

En contrepoin­t à la formation profession­nelle d’Anne Plamondon, Sylvie Cotton approche le mouvement de manière plus intuitive. Travaillan­t avec les chorégraph­es et enseignant­es Linda Rabin et Tedi Tafel, elle s’est initiée aux méthodes somatiques du «Mouvement authentiqu­e» et du «Continuum». Une danse centrée sur ce qui se joue sous la peau, basée sur une écoute attentive des fluides qui nous composent. «Il faut alors ralentir pour être portée par les sensations. Ce n’est pas le mental qui me guide, je suis mon corps », décrit la plasticien­ne, faisant autant référence au fait de suivre le corps qu’à être pleinement le corps.

Ces idées ramènent Anne Plamondon à ses premiers instincts de danse pendant l’enfance : «Le regard des autres s’est ajouté à ces premières sensations. Celui des adultes, et des enseignant­s de danse, dit-elle sans pour autant regretter son parcours. Ces longues années d’apprentiss­age de techniques dans des conservato­ires ont mis un couvercle sur ces impulsions. La formation de danseur amène de bonnes choses, mais ça peut te faire mettre sur la tablette la présence et le ressenti, aussi nécessaire­s et essentiels. Avec la virtuosité, on est beaucoup plus dans le “faire”, et moins dans “l’être”. Ça peut prendre une carrière entière à arriver à trouver un bon dosage, un parfait équilibre.»

Attirée par l’approche performati­ve de Sylvie Cotton, à 43 ans, Anne Plamondon est curieuse d’amener son travail dans cette direction, en étant certaine «que la rigueur et la technique seront là, car elles sont présentes depuis si longtemps dans le corps ». MÉCANIQUES NOCTURNES D’Anne Plamondon. Mise en scène: Marie Brassard. Du 20 au 23 septembre, à l’Agora de la danse.

LE JOUR SE LÈ(V)RE De Sylvie Cotton. Chorégraph­ie en collaborat­ion avec Anne Plamondon et Linda Rabin. Interpréta­tion: Sylvie Cotton, Anne Plamondon. Du 2 au 5 octobre, à l’Agora de la danse.

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR La chorégraph­e Anne Plamondon et l’artiste visuelle Sylvie Cotton prennent d’assaut cet automne les planches de l’Agora de la danse.

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