Weyes Blood se taille sa propre Californie
À Pop Montréal samedi, elle fera entendre son dernier simple paru la semaine dernière
C’est tout Natalie Mering concentré sur les deux faces de ce petit simple, 7’, paru la semaine dernière. Face A, on trouve A Certain Kind, ballade de The Soft Machine tirée de son album éponyme de 1968, puis sur la face B, le classique Everybody’s Talking popularisé par Harry Nilsson en 1969, indissociable du film Midnight Cowboy de John Schlesinger. Ces versions studio toutes fraîches sont une manière de dire adieu à ces belles chansons, nous confie la musicienne mieux connue sous son nom de scène, Weyes Blood : «Je vais arrêter de les jouer en concert bientôt…» Ah non! Pas avant le concert qu’elle donnera ce soir à la Sala Rossa pour Pop Montréal, au moins ?
Si on le demande poliment, elle acceptera peut-être de nous les chanter à nouveau? «Je les ai jouées trop longtemps en spectacle ces dernières années», précise-t-elle depuis la Californie où elle a grandi et est retournée habiter après avoir erré sur la côte est américaine pendant quatre ou cinq ans. « Par contre, on a travaillé une nouvelle reprise: Run of the Mill, de George Harrison, de l’album All Things Must Past. »
Ha! Alors là, il faudra entendre ça pour le croire. À cause de la voix de Natalie, de cette magnifique voix d’alto qui avale tout ce qui se chante pour en faire une partie d’elle. Cette voix ample, ce timbre chaud, puissant et tragique à la fois, qui nous happait à ses débuts folk, puis sur l’étrange album The Innocents (son deuxième, 2014) qui l’a sortie de l’obscurité, cette voix qui nous enivrait à nouveau l’an dernier lorsqu’est paru le puissant Front Row Seat to Earth (sur étiquette Mexican Summer). Dans sa bouche, Run of the Mill aura son effet, c’est certain.
Des mots qui portent
Pour la voix, pensez à Karen Carpenter, mais en plus grave, plus charnelle. Californienne comme Karen, Natalie Mering (qui sur scène sera accompagnée de trois musiciens, elle qui joue guitares et claviers) partage aussi avec la défunte icône pop ce sens de la mélancolie, de la note qui sonne pour une raison intime et nécessaire, parce que faut que ça sorte. Avec des mots qui portent, aussi: le grand thème de ce récent album touche à la difficulté de communiquer pour vrai à l’ère des réseaux sociaux et des téléphones intelligents.
A Certain Kind est fidèle à l’originale, et en même temps tout à fait en phase avec cette pop songeuse et soyeuse, sixties et synthés, qui rendait si obnubilant ce récent album. Comme en version plus mature de la voix (déjà) riche de Robert Wyatt de The Soft Machine, dont Mering est une fan finie. «Il y a dans ma musique beaucoup de l’influence de The Soft Machine», cet orchestre de pop expérimentale anglais qui n’a jamais cessé d’être pertinent.
La version de Everybody’s Talking, elle, surprend: évacuée, la rythmique guillerette. «Je voulais la rendre triste — il y a beaucoup de tristesse dans le texte de cette chanson, tu sais», couchant l’inoubliable mélodie sur un drap de claviers électroniques tout doux. Ici, on est plus chez Natalie, moins chez Nilssen. Californien pour l’essentiel de sa vie, lui aussi, tiens donc.
Car elle en est venue à l’incarner en chanson, sa Californie, où elle est retournée depuis peu, «parce que ma famille et mes amis sont ici. Je crois que je m’ennuyais, mais en même temps, c’est aussi un concours de circonstances qui m’a forcé à revenir — je devais
« Je suis une grande fan de la musique de Californie, mais aussi beaucoup de celle de New York [...] L’artiste américaine Natalie Mering alias Weyes Blood
me faire mettre à la porte de mon logement à New York». Elle l’a pris comme un signe qu’il fallait rentrer au bercail, là où elle a grandi en apprenant le chant dans la chorale de l’église du coin, poussée par ses parents musiciens, deux rockers ayant viré born again Christians.
D’est en ouest
«Jeune, j’avais une si mauvaise voix!» confie-t-elle en faisant le cri du corbeau. « C’est à l’adolescence que ma voix s’est placée », alors qu’elle avait mis la musique au coeur de sa vie. Ses premiers pas professionnels semblent bien loin de la pop d’auteure qu’elle propose aujourd’hui : fan de Sonic Youth autant que des Zombies, elle jouait dans l’orchestre rock-free jazz expérimental Jackie-O Motherfucker. «Mon truc, c’était la musique drone, précise Natalie. Je m’imaginais faire ça toute ma vie.»
Sur The Innocence, sa pop possède quelques traces de ses bruyantes années d’apprentissage, alors que les harmonies se dévoilent brouillées par des effets de studio inattendus. «C’était effectivement un disque moins cohérent, puisque j’ai mis trois ans à l’enregistrer, explique-t-elle. Alors que Front Row Seat to Earth a été terminé au bout de deux mois », sous l’égide du réalisateur Chris Cohen, ex-membre de Deerhoof, autre héraut de l’avant-garde pop-rock expérimentale dont Mering est férue.
Deerhoof, encore des Californiens. «Je sais que c’est un truc que l’on dit beaucoup à propos de ma musique: qu’elle sonne “californienne”, abonde Natalie. Pourtant, j’ai tellement appris de la musique de la côte est aussi. Je ne veux surtout pas émuler le son Laurel Canyon [classique du folk, de la pop et du rock de la Californie des années 1960 et 1970], l’âge d’or de la musique de Los Angeles. Je suis une grande fan de la musique de Californie, mais aussi beaucoup de celle de New York, Lou Reed et les Velvet Underground, Animal Collective, etc. », des influences qui ajoutent une autre profondeur à ses chansons.