Les inconnus dans la maison
Mère ! voit Aronofsky renouer avec les fulgurances névrotiques enfiévrées
MÈRE !( V. F. DE M OTHE R !)
Drame d’horreur de Darren Aronofsky. Avec Jennifer Lawrence, Javier Bardem, Michelle Pfeiffer, Ed Harris, Kristen Wiig, Stephen McHattie. États-Unis, 2017, 121 minutes.
Absorbée par la restauration de la somptueuse maison de campagne qu’elle habite avec son conjoint, une jeune femme voit sa quiétude mise à mal par l’arrivée inopinée d’un homme mystérieux. Lorsque l’épouse de ce dernier le rejoint, la maîtresse de céans comprend qu’ils ont été envahis. Et les étrangers de se bousculer au portillon…
Loin de s’en inquiéter, son mari, poète tourmenté, multiplie les gestes d’hospitalité. Isolée, la jeune femme perçoit des signes de dégénérescence dans la vaste demeure qui, comme elle, semble mal réagir à la présence des importuns qui prennent, brisent et réclament avec une désinvolture déconcertante. Mère ! (Mother !), le nouveau film de Darren Aronofsky, évolue entre inquiétante étrangeté et franche épouvante. Jennifer Lawrence, dans le rôle-titre, est de pratiquement chaque scène.
Dès les deux premiers plans, le film marque une rupture par rapport au réel: l’un montre une jeune femme (pas LA jeune femme) brûler vive avec un air de résignation sur le visage, tandis que l’autre montre Javier Bardem (le poète) placer une pierre translucide sur un socle, geste qui provoque une réaction en chaîne alors que la demeure où se déroulera l’action renaît de ses cendres.
C’est à un songe, ou plutôt à un cauchemar, celui de cette jeune femme sans nom dont le bien-être est lié à celui de la maison, et vice versa, que Darren Aronofsky convie les cinéphiles à ce très baroque Mère !. Pour l’occasion, il renoue avec les fulgurances névrotiques enfiévrées de Retour à Brooklyn (Requiem for a Dream) et Le cygne noir (Black Swan), sans pour autant délaisser les mythes de la Bible après son Noé( No ah)psychotro nique.
Le premier acte, dans lequel Ed Harris puis Michelle Pfeiffer s’incrustent et pourrissent la vie de Jennifer Lawrence, s’apparente beaucoup à du Polanski. On pense souvent au Locataire, dont Darren Aronofsky offre à maints égards une version champêtre. Le bébé de Rosemary y passe aussi, de manière plus détournée. À d’autres moments, Aronofsky adresse des clins d’oeil à De Palma et à Kubrick.
Puis, à mesure que l’insolite se colore de surréalisme, l’influence de Buñuel balaie toutes les autres. Une, deux, quatre, vingt, mille personnes: la maison n’en finit plus de se remplir de gens sous le regard effaré de la protagoniste. Venus aduler le poète reclus mais hypocritement avide d’une célébrité savamment entretenue, des hordes d’admirateurs s’installent, exigent pitance… D’un admirateur, on aboutit à une congrégation de fanatiques. Or, contrairement, à titre d’exemple, Au charme discret de la bourgeoisie, dans lequel Buñuel joue de surenchère pour mieux se moquer, Aronofsky, lui, ne rit pas (ou si peu, et jaune, le cas échéant).
Une «grosse» métaphore
Son film, il l’a répété en entrevue, se veut une métaphore d’un monde qui court à sa perte. En somme, la maison, c’est la planète, et la jeune femme aimante, généreuse et féconde qui la garde, c’est mère Nature (d’où le titre). Toutes deux exploitées, elles donnent, elles donnent, elles donnent, mais ce n’est jamais assez, pour évoquer l’une des répliques de Jennifer Lawrence. Pas assez pour le poète, ou le Créateur, si l’on veut, et pas assez, surtout, pour ses ouailles avides.
La métaphore est un brin littérale.
Il n’empêche, Mère! fascine. Et frustre. Autant Aronofsky s’avère habile pour instaurer un climat angoissant, autant il peine à forger des moments de suspense, se rabattant trop souvent sur des effets chocsusés (on ne compte plus le nombre de fois où l’héroïne erre, inquiète, se retourne, puis sursaute en tombant nez à nez avec quiconque aura été placé derrière elle aux fins de frayeur facile).
Au premier acte toujours, le cinéaste met en place une joute malsaine de domination entre Jennifer Lawrence et Michelle Pfeiffer. C’est le volet le plus intrigant et jouissif du film. La performance électrisante de Pfeiffer, ici rusée et insidieuse, y est pour beaucoup. Habituée d’éclipser sans effort ses partenaires, Lawrence se fait avaler tout rond par son aînée. À vrai dire, le film ne se remet jamais tout à fait de la sortie de scène de Pfeiffer.
Violence trouble
Le troisième acte, le plus ouvertement surréaliste, est aussi celui où les velléités allégoriques d’Aronofsky sont le plus appuyées, avec symbolisme à l’avenant. Il est néanmoins curieux de constater que même lorsque le film teste la patience du cinéphile, et il la teste pas à peu près, Mère ! n’est jamais moins que «compulsivement regardable ». La somme, une fois n’est pas coutume, se révèle plus intéressante que ses différentes parties.
La technique, il va sans dire avec Aronofsky, est impeccable. Une caméra de proximité, oppressante, suit Lawrence tel un double fantôme; peut-être est-ce là l’une des raisons expliquant que le personnage soit si désincarné. Hormis l’incompréhension et l’anxiété, la douée comédienne a peu à jouer.
Tour à tour vénérée par l’objectif, la «jeune femme» sera enlaidie, humiliée, battue, puis poussée dans ses derniers retranchements psychologiques, physiques, voire métaphysiques. La passivité du personnage, qui s’en remet constamment au bon vouloir de son narcissique de mari, gêne, même dans le contexte d’une fable. La violence dont elle fait l’objet, plus encore. On pourra arguer que celle-ci n’est pas gratuite, que c’est au nom de la métaphore, justement. Que c’est à l’image des coups et des violations qu’on inflige à la Terre, à la nature. À cela, on serait tenté de répondre : « mouais… »
OEuvre de contradictions
Ce parti pris engendre toutefois un corollaire qui vaut que l’on s’y attarde. De fait, des personnages tertiaires appellent volontiers la protagoniste « la muse ». Une muse jetable, réalise la principale intéressée dans le film, tandis que l’on se dit, dans la salle, que cette métaphore-là, celle de l’artiste qui vampirise puis dispose de sa source d’inspiration pour la remplacer par une autre, plus dévouée, et plus jeune, évidemment (on repense alors à Michelle Pfeiffer en nourrissant l’espoir vain de la voir resurgir), est bien plus passionnante que l’autre. Et elle l’est encore davantage en sachant que Darren Aronofsky et Jennifer Lawrence forment à présent un couple à la ville.
En fin d’analyse, Mère! s’impose comme une oeuvre de contradictions: ambitieuse mais confinée, radicale mais convenue, féministe mais misogyne, enthousiasmante mais enrageante.
Au minimum, Mère! est, indéniablement, une oeuvre de cinéma. C’est désormais plus rare qu’on le croit.
Mère ! fascine. Et frustre. Autant Aronofsky s’avère habile pour instaurer un climat angoissant, autant il peine à forger des moments de suspense.