Le Devoir

Istanbul et les polyphonie­s turques d’Orhan Pamuk

À travers le destin d’un modeste vendeur itinérant, Cette chose étrange en moi raconte le chemin d’Istanbul vers la modernité

- CHRISTIAN DESMEULES

Ils sont encore là, postés au coin des rues ou sillonnant du matin au soir cette ville millénaire. Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne, croyait qu’ils formaient une part indissocia­ble du tissu urbain : « Les vendeurs ambulants sont les rossignols des rues, c’est eux qui font la joie et la vie d’Istanbul. »

C’est sur ce monde d’hier et d’aujourd’hui que se penche Orhan Pamuk avec Cette chose étrange en moi, son neuvième roman, teinté d’amour et de nostalgie.

Arrivé à Istanbul à l’âge de 12 ans pour y rejoindre son père, vendeur de yaourt, Mevlut ira un peu à l’école, sans succès, avant de se mettre à vendre de la boza en soirée, boisson traditionn­elle faiblement alcoolisée «inventée pour que les musulmans puissent boire de l’alcool». Aux clients qui lui demandaien­t si la boza contenait de l’alcool, Mevlut répondait toujours non, tout en sachant très bien qu’il mentait.

Une douzaine d’années plus tard, à l’occasion du mariage d’un cousin, il tombera amoureux « à vue » d’une fille de son village. Durant les deux années de son service militaire, il va ainsi lui écrire des dizaines de lettres, avant de venir l’enlever (avec son accord). À sa surprise, l’adolescent­e qu’il découvre portant sa petite valise n’était pas celle à laquelle il rêvait depuis deux ans, mais sa grande soeur, sans beauté particuliè­re.

Qu’à cela ne tienne, trompé mais digne, ne laissant rien paraître, Mevlut fera contre mauvaise fortune bon coeur et aimera cette femme à qui il donnera deux filles. Tour à tour vendeur ambulant de riz, de yaourt ou de boza, gérant d’un

« Personne ne voulait s’en rappeler ou en parler mais autrefois, Tarlabasi était un quartier grec, arménien, juif et syriaque. Soixante ans plus tôt, au début des années 1920, seuls des Grecs et des Arméniens vivaient sur les flancs de Kurtulus, de Feriköy, sur cette partie de la vallée descendant vers la Corne d’Or depuis l’arrière de Taksim et traversée en son milieu par un ruisseau qui changeait d’appellatio­n dans chaque quartier (Dolapdere, Bilecikder­e, Papazköprü, Kasimpasa Deresi) mais dont la présence comme les différents noms avaient été oubliés quand il fut recouvert de béton.»

Extrait de Cette chose étrange en moi

petit restaurant et gardien de stationnem­ent, Mevlut demeure confiant, un peu naïf, sans réelle ambition, fidèle à lui-même et éternel amoureux de cette ville grouillant­e de vie.

À travers le destin de cet homme abonné toute sa vie aux plus modestes métiers, Orhan Pamuk raconte aussi l’émergence de l’Istanbul moderne. Une cité antique à demi morte à la fin des années 1940 qui est devenue, en une cinquantai­ne d’années, cette mégapole de 15 millions d’habitants, ville-champignon posée à cheval sur deux mondes et deux continents.

Les polyphonie­s turques

Dans ce roman polyphoniq­ue, donnant à tour de rôle la parole à une dizaine de personnage­s en orbite autour de Mevlut (sa femme, ses amis, son père, un ami alévi, un cousin nationalis­te), l’écrivain turc nobélisé nous trace ici, des années 1970 à aujourd’hui, une ambitieuse fresque au ras du sol, capable d’embrasser la vie de ses habitants les plus modestes.

Comme tous ceux qui, comme Mevlut et sa famille, sont descendus de leurs campagnes, d’Anatolie profonde ou du Kurdistan turc, témoins directs et acteurs du développem­ent sauvage, de la spéculatio­n immobilièr­e, de la corruption et de la succession des coups d’État militaires. C’est en quelque sorte l’histoire souterrain­e d’Istanbul que Pamuk nous raconte.

Et ce faisant, il dessine aussi en creux la silhouette d’une grande absence. Car l’auteur de Mon nom est Rouge ne se gêne pas de rappeler que si autant de nouveaux arrivants ont pu s’installer dans certains des quartiers centraux de la ville — comme Beyoglu —, c’est avant tout parce qu’ils avaient été désertés par les Grecs, les Chypriotes, les Juifs ou les Arméniens qui y vivaient à l’époque de l’Empire ottoman, vidés de leurs habitants à la suite de lois d’inspiratio­n fasciste et des multiples vagues de violences ciblées.

Sans surprise aussi, Cette chose étrange en moi, l’histoire de cet « humble vendeur de boza » sans ambition qui s’accroche aux reliques du passé, pourra prendre la forme d’une métaphore du pays tout entier. Avec son histoire en dents de scie, ses paradoxes, sa violence et ses rapports parfois difficiles avec la modernité.

Dans la lignée de Cevdet Bey et ses fils, le tout premier roman de Pamuk qui racontait l’histoire d’une famille sur trois génération­s, ce nouveau titre est à aussi lire dans la foulée du livre que l’écrivain consacrait en 2007 à sa ville natale, Istanbul: souvenirs d’une ville.

CETTE CHOSE ÉTRANGE EN MOI

Orhan Pamuk Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy Gallimard Paris, 2017, 688 pages

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OZAN KOSE AGENCE FRANCE-PRESSE L’écrivain turc nobélisé signe un roman polyphoniq­ue, donnant la parole à une dizaine de personnage­s en orbite autour du protagonis­te.

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