Le Devoir

L’amour au poing levé

La dévoration des fées est un récit d’apprentiss­age qui secoue chair et monde

- YANNICK MARCOUX

Les fées ont-elles bu jusqu’à plus soif ? La «p’tite», personnage central du quatrième recueil de poésie de Catherine Lalonde, est en tout cas fée inassouvie, avide et insoumise. Récit d’apprentiss­age tirant le portrait tendre de «déesses merveilles et monstresse­s» tour à tour «refaites et harassées», La dévoration des fées est sans appel: il y a encore beaucoup à boire. Et elles boiront.

La poétesse, journalist­e au Devoir, revient à la charge avec une poésie en prose, chant cru tout aussi pugnace qu’amoureux, qui narre l’histoire d’une «trâlée généalogiq­ue de grandmaman­s mères filles martyres». Grand-maman, « devenue aïeule à trente-sept ans», Blanche, «l’absente», morte en couche à la naissance de la p’tite, celle qui porte l’héritage et le récit.

Née fille dans un monde d’hommes, la p’tite avance hors des chemins d’ornière, avec sa «caboche de blé pourrite»,

« Elle a hâte que la p’tite pousse en lourdeurs, levain de seins et levures de hanches, que les menstrues l’ancrent, coton au cul pieds nus dans la cuisine, mains à la pâte licou au sol ; elle a hâte que la p’tite arrive, enfin, dans sa vie de femme faite; sa vie de femme faite de sang et d’eau de vaisselle. »

Extrait de La dévoration des fées

«nulle à la prière; nulle aux révérences; nulle aux savonnages. » L’aïeule l’élève et la contemple, et par elle prolonge son rêve d’émancipati­on : «Dis à tes filles de pas faire comme moi.» Mais son personnage est complexe, et si elle soutient sa descendant­e, elle la tient aussi en laisse, participan­t malgré elle de ce système qui régimente les femmes: «Si elle toffe on la rentrera dans le rang.»

Mais la p’tite ne prend que ce qui lui convient, se soustrait aux contrainte­s et s’émancipe, « sauvage, tourbillon­ne, en désordre maximal. » De son village

de Sainte-Amère-de-Laurentie, elle gagne la ville, où elle « absorbe trente milliards de watts» et « mouille sa viande hurlante ». La ville ouvre sa chair adolescent­e, la consacre reine, et quand bien même «ça sent la carcasse plus que l’amour», «la p’tite jouit, fait jouir et repart dans le désordre, comme un ressac. »

Alors femme, « elle revient se fonder » auprès de son aïeule, devenue son égale, et lui apprend la jouissance, sursaut de bonheur avant sa mort. En retour, Grand-maman lui offre l’héritage séculaire de ces femmes qui ont «supporté le vide après la haine », pris la vie à bras d’amour et cultivé «l’art de dormir/dans le séisme». Le repos est incertain, mais l’avenir, lui, a les bras ouverts.

À travers ce récit poignant, livré dans un souffle haletant et pétri de la terre de notre parlure, Lalonde témoigne de l’intranquil­le combat des femmes, mené avec entêtement et passion. Sa poésie, décomplexé­e de bienséance, laboure des émotions à la fois féroces et magnifique­s. Chant d’un mythe ordinaire ou d’un réel extraordin­aire, La dévoration des fées est un grand cri, où l’amour est l’arme blanche des femmes désarmées.

LA DÉVORATION DES FÉES

Catherine Lalonde Le Quartanier Montréal, 2017, 136 pages

En librairie le 19 septembre

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