C’était l’Apocalypse
Une monumentale série sur la guerre du Vietnam
Comment parler de ce qui ressemble fort à un monument culturel? Allons-y par un bout. Le troisième épisode de la série The Vietnam War, qui en compte dix, s’intitule The River Styx. La production découpe son sujet de manière chronologique, couvrant deux siècles de présence et de guerre occidentales, de l’Indochine à la République socialiste. Le réseau diffuse les 18 heures de la production en rafale (un bloc par soirée) à compter du dimanche 17 septembre.
Ce troisième bout couvre la période allant de janvier 1964 à décembre 1965, un point de rupture dans le conflit alors que les Américains réagissent aux offensives majeures du Nord sur le Sud, menaçant de prendre la capitale, Saïgon. Les bombardements débutent, les hélicoptères entrent en scène, le napalm est lâché, les marines débarquent. Les premiers reportages de la télévision montrent la réalité des interventions sur le terrain, y compris le saccage des villages de simples paysans.
Le Styx est franchi. L’infernal enlisement militaire et moral commence. Il faudra encore une décennie avant que la plus grande puissance guerrière de l’histoire de l’humanité se retire, humiliée, laissant trois millions de morts et d’innombrables blessures encore douloureuses des deux côtés du Pacifique.
Douce-amère America
Ken Burns et Lynn Novick dirigent le travail de mémoire. Burns est une sorte de trésor national vivant de la télé américaine. Un effet de caméra porte son nom. Son avatar animé a joué dans un épisode des Simpson. On lui doit plusieurs autres séries de chevet sur la guerre civile, la Deuxième Guerre mondiale, le jazz, le baseball, mais également sur des thèmes plus légers, tout aussi américains, la statue de la Liberté, l’expédition de Lewis & Clark, les grands parcs. Il travaille à une histoire de la musique country.
The Vietnam War, dotée d’un budget de 35 millions, a nécessité cinq années de travail à une grosse équipe de pros. Selon la technique éprouvée, le résultat utilise à profusion les archives vidéo et photo, les bandes sonores de l’époque (Bob Dylan est très présent) et des entrevues triées à l’extrême. Par contre, les spécialistes (historiens ou polémologues) et les protagonistes du sommet (généraux, politiciens, etc.) sont exclus du portrait en ondes.
En lieu et place, la parole est donnée aux belligérants des deux camps, de simples soldats, des espions, des aides de camp, des veuves et des mères de combattants, des militants pacifistes. Les anciens ennemis se rejoignent par leur détestation de la grande boucherie. Ils éclairent différemment les moments charnières, comme la bataille de la vallée de la Drang traitée au troisième épisode.
Ce choix permet de lier la petite et la grande histoire, selon un autre rouage de la mécanique burnsienne. Le fil rouge de ce même épisode est fourni par le récit d’un jeune Américain idéaliste, farouchement anticommuniste, qui va forcer ses parents à le laisser s’enrôler à l’âge de 17 ans tandis que sa soeur s’engagera contre la guerre.
Le montage expose l’immense fracture que ce conflit a causée au sein même de la société américaine. La division actuelle de ce pays-continent semble bien peu de chose par rapport aux tensions qui tiraillaient alors les villes, les campus, les familles, le gouvernement.
L’histoire comme bombe
Un tas de productions ont déjà revisité ces temps sombres, dont plusieurs très grands films. Les États-Unis semblent avoir intériorisé cette période enténébrée, contrairement à la France, qui n’a jamais exorcisé collectivement les démons de la guerre d’Indochine, ni ceux de la guerre d’Algérie d’ailleurs.
En fait, plusieurs témoignages laissent comprendre que l’Amérique conserve des douleurs profondément enfouies. Dès l’introduction, un marine explique avoir découvert par sa femme, après 12 ans de fréquentation d’un couple, que son ami était aussi un vétéran du Vietnam. Il propose l’image du père alcoolique dont on ne parle jamais dans une famille.
Les controverses se poursuivent. Des voix s’élèvent déjà, avant même la diffusion, à gauche comme à droite, pour critiquer un trop-plein ou au contraire un manque de patriotisme. On connaît le problème. La série The Story of Us a subi des tirs nourris pour ses biais, ses manques, ses choix. Le film Hochelaga, financé dans le cadre du 375e anniversaire de Montréal, n’échappera probablement pas aux lapidations. L’histoire est une matière bien dangereuse à manipuler.
Le dernier épisode pousse l’intelligence jusqu’à examiner comment la culture et la mémoire dialoguent. Il porte précisément sur les luttes idéologiques menées autour du fameux monument de Washington dédié au conflit depuis 1982.
Le Vietnam Veterans Memorial, un mur de granit noir de Bangalore déployant les noms des quelque 58 000 Américains morts au combat, d’abord très critiqué par certains, a finalement servi à réconcilier la société américaine dans le souvenir et l’hommage à rendre aux disparus. Voilà donc comment il est possible de parler d’un monument…