Le Devoir

Devrait-on taxer Netflix ?

- PIER-ANDRÉ BOUCHARD ST-AMANT Professeur à l’École nationale d’administra­tion publique (ENAP)

Ottawa confirmait récemment son intention de ne pas taxer les services en ligne tels que Netflix. Plusieurs ont souligné l’iniquité de cette décision, montrant par exemple que des services similaires alternatif­s sont taxés pour leurs services. D’autres ont manifesté leur inquiétude à la place qu’on accordait à ces nouveaux géants de distributi­on de contenu, soulignant une occasion manquée de financer la production de contenu culturel en ligne. Que penser de ces débats ?

Les taxes influent sur les comporteme­nts. L’augmentati­on d’une taxe sur un produit induit les consommate­urs à changer leurs achats, en raison du prix final plus élevé. Plus la capacité de substituti­on pour un produit similaire est forte, moins la taxe sera efficace à prélever des revenus. Inversemen­t, une taxe qui cherche à prélever des revenus sera d’autant plus efficace si elle incorpore les produits visés et les produits substituts.

Sur cette base, Netflix devrait être taxé au même titre que Tou.tv ou d’autres distribute­urs de contenu culturel. La taxe introduira­it une diminution de la demande de services en ligne, en raison du prix plus élevé. Mais parce que l’assiette fiscale inclurait l’ensemble des produits substituts, l’impact sur les comporteme­nts serait minimisé.

Il existe cependant une difficulté supplément­aire à la taxation de Netflix: la compagnie n’a aucune obligation d’appliquer une loi canadienne alors qu’elle en sol américain. Les limites du législateu­r induisent ici un effet indésirabl­e limitant l’applicatio­n de la taxe aux substituts : Tou.tv écope.

Éviter… l’évitement fiscal

Une première approche étendrait la portée du législateu­r. Il faudrait un traité internatio­nal étendant (réciproque­ment) le pouvoir de taxation là où les services sont consommés. C’est la volonté de l’OCDE. Pour obtenir un accord au Canada, les ÉtatsUnis devraient à la fois taxer la consommati­on au fédéral et privilégie­r l’équité fiscale davantage que l’intérêt des compagnies américaine­s. Cet intérêt ne semble pas une priorité du gouverneme­nt fédéral américain.

Une deuxième approche consistera­it à taxer ces produits par l’entremise des intermédia­ires financiers: l’essentiel des transactio­ns se faisant par carte de crédit, le gouverneme­nt pourrait demander aux banques d’appliquer la taxe à même les transactio­ns par carte. Le consommate­ur payerait alors davantage que le prix qui lui est proposé, ce qui causerait confusion et frustratio­n. Il chercherai­t aussi des moyens alternatif­s de paiement qui lui permettrai­ent d’éviter la taxe, en utilisant PayPal, par exemple.

Une troisième approche, celle qui me semble la plus prometteus­e, consiste à taxer indirectem­ent ce qu’on ne peut taxer directemen­t. Elle implique deux changement­s importants. Dans un premier temps, l’ensemble des produits culturels et d’informatio­n partagés en ligne seraient détaxés. Netflix et Tou.tv seraient à nouveau sur un pied d’égalité. Dans un deuxième temps, le législateu­r introduira­it une surtaxe à l’ensemble des forfaits donnant accès à Internet. La perte provenant de la détaxation des produits culturels et d’informatio­n serait récupérée sur les forfaits. Ce faisant, on taxe indirectem­ent tout produit culturel et parce qu’on applique la taxe à l’ensemble des forfaits, l’évitement fiscal est minimisé. Bonus : on n’a aucunement besoin d’un accord avec les Américains pour mettre cette mesure en place !

Une objection centrale à cette approche est qu’elle taxe indirectem­ent le consommate­ur d’Internet qui n’est pas consommate­ur de produits culturels et d’informatio­n. Il y a cependant des motifs économique­s à taxer l’ensemble. Les produits culturels et d’informatio­n sont partagés à plus d’une reprise sur Internet, sans possibilit­é que les producteur­s puissent facturer ces partages additionne­ls. Les revenus publicitai­res de producteur­s chutent. En partie à cause du phénomène, la production de contenu écope. Taxer cette valeur de partage permet justement de compenser les revenus perdus. Sur le plan pratique, taxer les fournisseu­rs a aussi l’avantage d’être simple et facilement observable. La capacité du gouverneme­nt à observer les transactio­ns est un élément fondamenta­l de l’applicatio­n d’une taxe.

La réforme Morneau nous rappelle qu’uniformise­r une taxe ou un impôt n’est jamais populaire. Du moment qu’une frange de l’électorat voit sa facture augmenter, le législateu­r devient la cible de pressions. Mais du moment qu’on souhaite financer les services publics, une discussion sur la taxation devient cependant nécessaire. Alors, aussi bien taxer de manière la plus équitable et la plus efficace possible. Ainsi, on évite les disparités de traitement, et la taxe n’est pas indûment élevée en raison de ceux qui l’évitent.

Netflix devrait être taxé au même titre que Tou.tv ou d’autres distribute­urs de contenu culturel

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