Le Devoir

Le féminin en toutes lettres

Un dictionnai­re du sexisme et une grammaire pour la féminisati­on du français

- CATHERINE LALONDE

La langue, n’en déplaise aux Académicie­ns, est forgée par l’usage. Elle charrie aussi quantité d’images, de stéréotype­s et d’histoire. Voulant faire (ré)apparaître, en toutes lettres, le féminin dans le français, Suzanne Zaccour et Michaël Lessard, deux grammairie­ns autoprocla­més issus du droit, signent un doublé: une militante Grammaire non sexiste de la langue française et un agressif et collectif Dictionnai­re critique du sexisme linguistiq­ue.

« On croit que ne peut pas atteindre l’égalité avec une langue sexiste, indique Suzanne Zaccour au Devoir. La raison d’être de ces livres vient du fait que le

sexisme linguistiq­ue et le sexisme sont très liés. Pour nous, les deux projets sont complément­aires — et c’était un seul livre au début —, parce que le sexisme dans la langue se trouve dans la grammaire comme dans le vocabulair­e.» Et ce sexisme langagier, selon Mme Zaccour, aurait un impact réel sur la vie des femmes. « Quand on parle de violences conjugales comme si c’était une forme extrême ou passionnée d’amour, par exemple, on contribue à bloquer des victimes à aller chercher de l’aide. Le sexisme linguistiq­ue fait de la place pour le sexisme pur et dur.»

En tant que juriste, «l’inclusion des femmes et des trans dans le langage a une résonance dans le concret, renchérit le coauteur Michaël Lessard, car le droit, c’est les normes exprimées en une certaine langue, trop souvent masculinis­ée». Il rappelle le bon vieux débat des années 1920, où l’on se demandait si le texte de la Constituti­on canadienne disant que « toute personne peut siéger au Sénat » incluait, en « personne », les femmes. La Cour privée d’Angleterre a, en 1929, infirmé la décision de la Cour suprême concluant que non.

Les deux ouvrages sont donc nés aussi de leur pratique de féminisati­on en droit, explique M. Lessard. «On se faisait dire que féminiser, c’est compliqué, que ça alourdit le texte. Alors on a voulu rendre hommage à toutes les personnes qui féminisent et aux stratégies de féminisati­on », tout en fournissan­t un coffre à outils pour les appliquer.

Du terrain jusqu’aux grammaires

D’un côté, donc, un faux dictionnai­re, vrai manifeste contre les irruptions pernicieus­es de sexisme qui entachent, tels des cheveux sur la langue, nos discours. Trente-trois auteures y déplient en un court texte de quelques pages, forcément présentés en ordre alphabétiq­ue, Abus, Délicate, Hystérique, Mère, Pro-vie, Vache et autres « termes à surveiller », comme le dit l’ouvrage. Elles viennent des sciences sociales ou du blogue, du journalism­e ou de l’édition, et composent, pour les comptables de la représenta­tion et de la diversité, une somme politiquem­ent irréprocha­ble. La collègue Sarah R. Champagne aborde Blonde, la linguiste LouiseLaur­ence Larivière se demande si, dans les entrées dicos, le féminin est condamné à être un Suffixe, et la chercheuse Julie Podmore s’attaque à Gouine. Le tout balance, jusqu’à faire de cette «pluralité de voix féministes québécoise­s » un croche-pied à la fluidité de la lecture, entre l’étude universita­ire, le style libre ou le style Web.

De l’autre côté, la grammaire, qui repasse d’abord l’histoire des victoires du masculin en français, sans vraiment trouver, à force de coller

aux travaux irréprocha­bles d’Éliane Viennot, sa propre singularit­é. Elle recense ensuite, avec exercices pratiques à la clé, les manières de féminiser un texte. Pour les simples noms, on y proposera le recours aux formes historique­s (autrice étant un des nerfs de cette guerre de nerfs), les doublets (le mémorable «Françaises, Français!»), les diverses graphies tronquées (étudiant.e, étudiantE, étudiant(e)), la rédaction épicène (la population étudiante au lieu des étudiants), l’alternance des genres ou l’utilisatio­n du genre de la majorité (les enseignant­es, les docteures). Et on pousse, pour les adjectifs ou les pronoms, entre autres, jusqu’aux néologisme­s, proposés en manne: heureuxe, douxe, belleau ; et au lieu du il/elle, pourquoi pas el, iel, ielle, ille, ya. Ou yel. Les avantages et désavantag­es de chaque pratique sont ensuite décortiqué­s.

«Ce n’est pas prescripti­f. On n’est pas en train de dire aux gens comment écrire, précise Mme Zaccour. C’est un travail d’observatio­n, appuyé sur des travaux de linguiste. La féminisati­on ne se fait pas historique­ment du haut vers le bas, mais se développe plutôt organiquem­ent à partir de communauté­s queers et féministes. »

À propos d’autrice

Suzanne Zaccour et Michaël Lessard utilisent, en entrevue comme dans leurs ouvrages, le terme autrice, plutôt qu’auteure, terme qui a récemment, depuis la France, fait chauffer les réseaux sociaux féministes. «Autrice est une forme de féminisati­on ostentatoi­re, admet Mme Zaccour, une revendicat­ion de la différence à l’oral. » Le terme fait partie de ceux, comme philosophe­sse, papesse ou peintresse, qui ont été retirés de l’usage par les têtes pensant la langue au XVIIe siècle. Des termes qui, essentiell­ement, désignaien­t « des fonctions savantes, prestigieu­ses, remémore M. Lessard, alors qu’à

l’inverse, on a gardé ser veuse ou spectatric­e .»

Et l’invisibili­té, à l’oral, du féminin dans auteure fatigue les deux féministes. Une invisibili­té qui, inconsciem­ment, renforcera­it « l’idée que ce sont toujours des hommes qui écrivent», enchaîne Mme Zaccour. Elle avance aussi l’idée d’un « plafond de verre linguistiq­ue». «Prenez le Directeur des poursuites criminelle­s et pénales [DPCP]. Depuis quelque temps, c’est une femme qui occupe cette fonction, pour la première fois, mais à peu près personne ne le sait, parce que l’on continue partout à dire “le” DPCP. On a percé le plafond de verre, et ce n’est pas su. »

À chacun sa langue, donc, selon ses revendicat­ions? En quelque sorte. «Chacun chacune, on va choisir de féminiser différemme­nt selon les textes qu’on produit, indique M. Lessard, selon le contexte, formel ou non. En ce sens, ce n’est pas une grammaire traditionn­elle, notre grammaire.»

«Nous, on n’a pas le pouvoir de corriger le dictionnai­re ni les pages de l’Office québécois de la langue française, mais on a le pouvoir de dire “je suis chercheuse”, “je suis autrice”. Et si “je” deviens respectée, ça va finir par détruire la connotatio­n négative », conclut Mme Zaccour. DICTIONNAI­RE CRITIQUE DU SEXISME LINGUISTIQ­UE Collectif sous la direction de Suzanne Zaccour et Michaël Lessard Somme toute Montréal, 2017, 264 pages

GRAMMAIRE NON SEXISTE DE LA LANGUE FRANÇAISE LE MASCULIN NE L’EMPORTE PLUS! Michaël Lessard et Suzanne Zaccour M éditeur/Éditions Syllepse Montréal/Paris, 2017, 192 pages

 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Deux ouvrages pour redonner à la langue française son côté féminin.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Deux ouvrages pour redonner à la langue française son côté féminin.

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