Le Devoir

Une rentable guerre des classes.

- KONRAD YAKABUSKI

La réforme fiscale du ministre fédéral des Finances, Bill Morneau, cache aussi ne stratégie électorale tournée vers la gauche. La chronique de Konrad Yakabuski.

Avant son entrée en politique en 2014, rien ne présageait un avenir de prétendu Robin des Bois pour Bill Morneau. Le riche homme d’affaires torontois, marié à une membre de la riche famille McCain du Nouveau-Brunswick, avait dirigé avec grand succès la firme de consultati­on en ressources humaines que son père avait fondée dans les années 1960. Il avait présidé le conseil de l’Institut C. D. Howe, think tank torontois connu pour ses prises de position en politique fiscale plutôt conservatr­ices. En 2011, il a contribué à la campagne du candidat du Parti conservate­ur du Canada dans sa circonscri­ption. L’année suivante, il a publié un livre sur les pensions qui louait la décision du gouverneme­nt de Stephen Harper de hausser l’âge de la retraite à 67 ans et qui rejetait la thèse selon laquelle les Canadiens n’épargnaien­t pas assez pour leur retraite.

C’était hier. Élu sur une plateforme plus à gauche que celle du Nouveau Parti démocratiq­ue, le gouverneme­nt Trudeau s’est érigé en champion de la classe moyenne et M. Morneau, en tant que ministre des Finances, est devenu le porte-étendard de cette cause. Dans un premier acte, il a haussé le taux d’imposition des particulie­rs gagnant plus de 200 000$. Après avoir dévoilé une série de déficits budgétaire­s à perte de vue, il a rebaissé l’âge d’admissibil­ité à la pension de la Sécurité de la vieillesse à 65 ans et a annoncé une bonificati­on du Régime des pensions du Canada, au grand dam des entreprise­s canadienne­s qui craignaien­t que toutes ces politiques ne nuisent à leur compétitiv­ité. Jamais M. Morneau n’a bronché.

Pourquoi reculerait-il maintenant? Le tollé que suscitent chez les associatio­ns médicales et patronales les plus récentes propositio­ns de réforme fiscale de M. Morneau sème certes de l’inquiétude parmi certains députés libéraux qui se sont fait apostrophe­r par des entreprene­urs et médecins indignés lors des barbecues estivaux dans leurs circonscri­ptions. S’il est tout à fait légitime pour le ministre des Finances de se pencher sur l’incidence des abus, ce que les propriétai­res de petites entreprise­s reprochent à M. Morneau, c’est de se faire accuser d’évitement fiscal en tirant profit des avantages qui leur ont été accordés par les gouverneme­nts passés dans le but de favoriser la prise de risque et la création d’emplois.

Or, dans le document de consultati­on que M. Morneau a rendu public en juillet, les fonctionna­ires du ministère des Finances se disent incapables de chiffrer l’ampleur des abus, sauf pour ce qui est des 250 millions de dollars qu’ils évaluent qu’Ottawa récupérera­it en serrant la vis aux propriétai­res d’entreprise privée qui répartisse­nt des revenus parmi les membres de leur famille afin de réduire leur facture d’impôts globale. Il s’agit d’une somme minuscule dans un budget fédéral qui dépasse les 300 milliards. Qui plus est, le ministère n’offre aucune étude d’impact économique sur les conséquenc­es découlant d’un resserreme­nt des autres avantages fiscaux ciblés par la réforme. Or, en 2015, M. Trudeau a insisté pour dire «qu’une politique fondée sur des preuves sera l’un des principes de notre plan global»,à

l’opposé des politiques basées sur l’idéologie du gouverneme­nt Harper.

Il n’est pourtant pas difficile de soupçonner un tout autre motif dans ce virage à gauche du gouverneme­nt Trudeau. En 2015, les libéraux ont séduit beaucoup d’électeurs néodémocra­tes en promettant de recourir aux déficits budgétaire­s afin d’investir dans les infrastruc­tures et d’augmenter les impôts des plus riches. Le chef du NPD, Thomas Mulcair, promettait tout le contraire afin de rassurer les électeurs canadiens qui avaient un souvenir plutôt amer de la gestion fiscale de certains gouverneme­nts néodémocra­tes au niveau provincial. Manifestem­ent, les libéraux ont mieux saisi l’humeur des électeurs qui n’avaient pas vu une augmentati­on de salaire depuis des années et qui n’avaient pas cessé d’entendre parler de la croissance fulgurante des inégalités des revenus dans les pays développés. Les libéraux ont fait de la lutte pour la survie de la classe moyenne — pourtant moins menacée au Canada qu’ailleurs — leur cheval de bataille et ont ainsi damé le pion au NPD.

Répéter cet exploit en 2019 ne sera pas une mince affaire, surtout avec un nouveau chef du NPD et le retour au bercail de certains électeurs de gauche déçus de l’appui du gouverneme­nt Trudeau aux oléoducs ou de la vente des armes à l’Arabie saoudite. Mais M. Morneau a donné un aperçu de la prochaine stratégie électorale libérale cette semaine en défendant sa réforme fiscale dans une lettre envoyée à trois députés ontariens qui craignaien­t le départ de médecins pour les États-Unis si ces mesures sont adoptées. Étonné de voir ces députés s’opposer à une

«propositio­n progressiv­e», le ministre des Finances s’est dit outré du fait que le taux d’imposition d’un médecin «pourrait être inférieur à celui d’une infirmière ou d’un policier ».

La guerre des classes, jadis l’apanage du NPD, est maintenant devenue la marque de commerce des libéraux. Il leur semble très rentable, d’ailleurs.

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