Le Devoir

La tragédie des néonicotin­oïdes

- JEAN-PIERRE ROGEL

Il est étonnant de voir la Fédération des producteur­s de grains du Québec s’opposer bec et ongles à un projet de règlement du ministère provincial de l’Environnem­ent qui l’imiterait l’usage des insecticid­es néonicotin­oïdes (cf. Presse canadienne, 12 septembre 2017). À l’heure où les preuves scientifiq­ues de leur toxicité envers les abeilles sont devenues incontesta­bles, et alors que l’Union européenne a donné le feu vert à l’interdicti­on des trois principaux néonicotin­oïdes, cette position est rétrograde et nuit à l’image des agriculteu­rs.

Le terme «néonicotin­oïdes» — souvent raccourci en «néonic» — désigne une série de composés chimiques dérivés de la molécule naturelle qu’est la nicotine. Commercial­isés depuis les années 1990 par des géants de l’agrochimie comme Bayer et Syngenta, ces insecticid­es sont les plus vendus au monde. Le problème, c’est que ce sont des tueurs d’abeilles.

Longtemps, il a été permis de douter de cette affirmatio­n et de la considérer comme un slogan des environnem­entalistes. Mais de nombreuses études scientifiq­ues indépendan­tes ont fini par prouver que l’usage de ces insecticid­es, en conditions variées, cause des mortalités importante­s parmi les abeilles domestique­s et sauvages.

Dès 1998, une recherche financée par des fonds publics en France rapportait des niveaux élevés de résidus d’un «néonic», l’imidaclopr­ide, dans le nectar et dans le pollen des tournesols, alors même que les colonies d’abeilles fréquentan­t ces champs étaient décimées.

Analyse approfondi­e

Certains incidents ont fait soupçonner les semences vendues enrobées de néonicotin­oïdes. A priori, c’est une bonne idée puisque ces insecticid­es ont des effets systémique­s, ce qui signifie qu’ils se diffusent dans toute la plante lors de sa croissance. La plante est donc protégée contre les insectes ravageurs. Mais voilà: lorsqu’ils sèment, les agriculteu­rs utilisent des semoirs pneumatiqu­es à pression, qui produisent une dérive de poussières dans l’air. Plus encore, à la mise en terre des semences ou lorsqu’on vide les réservoirs à la fin, il se produit un échappemen­t de particules très fines, qui, emportées par le vent, peuvent se déposer dans un rayon de plusieurs centaines de mètres. Ces particules chargées d’insecticid­es peuvent alors entrer en contact avec les fleurs des plantes et contaminer les ruches alentour. Il a fallu six ans pour prouver cette voie de contaminat­ion, qui touche toutes les semences enrobées de «néonic», comme celles du maïs, du colza et du soja au Canada.

Puis on a compris que les abeilles et les insectes aquatiques, en particulie­r, étaient gravement victimes d’effets dits sublétaux à la suite de leur exposition à de faibles doses toxiques, de manière répétée. Des effets dangereux parce que les néonicotin­oïdes attaquent les récepteurs neuronaux des insectes et perturbent leur fonctionne­ment. C’est comme si les abeilles possédaien­t une sorte de GPS interne pour s’orienter; si celui-ci subit les effets des «néonics», il ne fonctionne plus. Pas de GPS, pas de navigation possible, pas de nourriture… c’est la mort de l’abeille!

En 2013, un groupe internatio­nal de chercheurs indépendan­ts, la Task Force on Systemic Pesticides, effectue une analyse approfondi­e de plus de 800 études. Leur conclusion: les néonicotin­oïdes causent de sévères impacts sur l’environnem­ent et mettent en péril la pollinisat­ion des plantes. Ils doivent être sévèrement réglementé­s ou bannis, et cela, immédiatem­ent.

À partir de 2014, les pouvoirs publics prennent acte. Selon les intentions annoncées par les agences de réglementa­tion européenne et canadienne, les «néonics» devraient être retirés du marché progressiv­ement entre 2018 et 2021 (aux États-Unis, sous Obama, on se dirigeait aussi vers une interdicti­on, mais le gouverneme­nt Trump fait actuelleme­nt marche arrière). On s’attend à ce que la plupart des pays dans le monde suivent le mouvement.

Si donc la fin de cette tragédie silencieus­e est en vue, une question demeure: comment diable ces insecticid­es ont-ils pu être autorisés, compte tenu des mises en garde répétées de chercheurs indépendan­ts, et pourquoi n’ont-ils pas été retirés plus tôt du marché ?

Commissair­e à l’environnem­ent

Dans un rapport d’enquête publié en 2015, la commissair­e à l’environnem­ent et au développem­ent durable et vérificatr­ice générale adjointe du Canada, Julie Gelfand, a donné une réponse qui est passée largement inaperçue. Selon elle, il existe un laxisme flagrant dans le système d’évaluation des risques lors de l’homologati­on des pesticides par l’Agence de réglementa­tion de la lutte antiparasi­taire (ARLA).

La commissair­e reproche à cette agence de Santé Canada de manquer de rigueur et d’accorder de manière complaisan­te des homologati­ons conditionn­elles aux fabricants qui ne fournissen­t pas les informatio­ns requises. Certaines de ces homologati­ons, censées être temporaire­s, étaient en vigueur depuis plus de 20 ans. De plus, elle déplore que l’agencen’ait «jamais exercé son pouvoir de révoquer une homologati­on conditionn­elle lorsque le titulaire ne satisfaisa­it pas aux conditions ».

Le problème n’est pas nouveau, puisque ce laxisme avait été dénoncé avant la création de l’agence dans les années 1990 — création censée remédier, entre autres, à ce problème. Des négligence­s semblables existent aux États-Unis, ce que les groupes environnem­entalistes critiquent haut et fort depuis des décennies. L’agence américaine de protection de l’environnem­ent (EPA) avait reconnu ses torts, tout comme l’agence réglementa­ire canadienne, mais le naturel est revenu au galop et grosso modo, on en est au même point aujourd’hui qu’il y a 25 ans. Une situation qui fait l’affaire des fabricants, faut-il le dire, et qui en dit long sur la manière dont ces agences censées être indépendan­tes sont influencée­s et influençab­les.

Lire aussi › «Pesticides: l’utilisatio­n des

néonicotin­oïdes ne tue pas les abeilles», le point de vue de Christian Overbeek, président des Producteur­s de grains du Québec. Sur nos plateforme­s numériques.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Selon de nombreuses études, l’usage des néonicotin­oïdes, en conditions variées, cause des mortalités importante­s parmi les abeilles domestique­s et sauvages.
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