Le démantèlement des cégeps
Plusieurs cégeps célèbrent cet automne le cinquantième anniversaire de l’un des joyaux de la Révolution dite tranquille dont il ne reste aujourd’hui qu’un reliquat d’écoles techniques toujours mieux adaptées aux besoins du marché et une formation préuniversitaire soumise à l’impératif de la «diplomation». Outre cette dérive instrumentale dont parlait avec raison l’un de nos plus brillants esprits, le sociologue Guy Rocher, le réseau collégial semble avoir perdu ce qui en faisait l’originalité fondatrice. Vecteur de progrès social destiné à sortir les jeunes Québécois, de toutes conditions, de l’ignorance et de l’isolement, les cégeps se constituèrent en une architecture intégrée au sein de laquelle une culture générale commune permettrait de transcender à la fois les clivages de classes et régionaux.
Si cet idéal typiquement républicain n’a été que très partiellement atteint, le triomphe de l’actuelle culture d’entreprise risque bien de nous en éloigner définitivement. D’abord parce que le réseau collégial n’en est plus un au sens où on l’entendait : l’idéologie managériale générant une logique effective qui pose en absolu la croissance des «clientèles» et le développement des infrastructures.
Or, dans le présent contexte démographique, les cégeps des grands centres revendiquent pompeusement le «droit» de se développer en invoquant le sacro-saint principe économique qu’une «offre de service de proximité» pour leur «clientèle» est, pratiquement, un droit inaliénable. Cela s’accompagne d’un phénomène propre à l’état d’un réseau au sein duquel les constituantes sont systématiquement en concurrence les unes contre les autres, multipliant les programmes et propositions alléchantes en matière de formation sur mesure pour les uns et usant, chez les autres, de toutes les stratégies en matière de «marketing» pour éviter de fermer leurs portes faute d’inscriptions. Contre l’esprit même de ce qui doit prévaloir en matière de coordination et de collaboration au sein d’un réseau digne de ce nom, les cégeps sont devenus des petites (et parfois grandes) entreprises qui fonctionnent en vase clos et qui, à l’évidence, ne se consultent jamais.
Sacrifice de programmes et élimination de postes
Ainsi, pendant que des établissements situés en banlieue nord de Montréal soumettent au ministère de l’Éducation des « devis » de croissance toujours plus imposants afin d’accueillir davantage d’étudiants, les collèges des régions (Matane, Baie-Comeau, Abitibi-Témiscamingue, pour ne nommer que ceux-là), procèdent, année après année, à de délicates opérations comptables qui n’empêcheront pas, à terme, le sacrifice de programmes et l’élimination de postes.
Qui plus est, les subventions gouvernementales étant proportionnelles au nombre d’inscrits, la pertinence de maintenir en vie ces cégeps se posera forcément un jour, peu importe le rôle déterminant qu’ils aient pu jouer sur le plan historique et régional. À ce triste portrait s’ajoute, comme effet pervers d’une logique concurrentielle sans finalité, la démultiplication de mêmes programmes au coeur des grands centres et de leur périphérie. Alors que cette formation se donnait déjà à Saint-Jérôme, à Laval et dans de nombreux collèges de l’île de Montréal, le cégep Lionel-Groulx ouvrait récemment, à son tour, une technique en soins infirmiers, ce qui devrait justifier naturellement l’ajout de ressources dans l’immobilier. En technique d’éducation à l’enfance, le cégep du Vieux Montréal peine à sauver son programme sans qu’on réfléchisse aux liens de causalité entre le fait que l’on dispense la même formation à moins de 25 kilomètres de là, à Laval, à Saint-Jérôme, et selon des rumeurs, bientôt à Sainte-Thérèse. Nombreux sont les enseignants qui s’inquiètent d’une situation où, en dépit de l’offre de cours, la «tarte» des milieux de stage demeure la même. […]
Le clientélisme qui sévit dans nos établissements ne peut s’instituer encore longtemps comme motif aux politiques qui leur sont inhérentes, et il est fort peu probable que de véritables réformes puissent jaillir d’un milieu aussi conservateur et corporatiste. En ce cinquantième anniversaire, il serait peut-être temps de renouer avec l’avant-gardisme qui a présidé à la naissance des cégeps en cessant d’abord de nourrir les prétentions de gestionnaires à courte vue et de choisir une voie originale qui pourrait avoir des retombées positives en matière de «développement régional». L’une de celles-ci serait de réduire l’offre de programmes dans les banlieues en croissance et d’inciter, par des programmes de bourses notamment, les jeunes étudiants à suivre leur formation de deux ou trois ans dans les régions déjà lourdement touchées par le vieillissement et de déclin de leur population. Par-delà les intérêts des uns et l’électoralisme des autres, un gouvernement soucieux du bien commun devrait sérieusement y songer si l’on souhaite encore célébrer quelque chose dans un demi-siècle.