Le Devoir

Le démantèlem­ent des cégeps

- STÉPHANE CHALIFOUR

Plusieurs cégeps célèbrent cet automne le cinquantiè­me anniversai­re de l’un des joyaux de la Révolution dite tranquille dont il ne reste aujourd’hui qu’un reliquat d’écoles techniques toujours mieux adaptées aux besoins du marché et une formation préunivers­itaire soumise à l’impératif de la «diplomatio­n». Outre cette dérive instrument­ale dont parlait avec raison l’un de nos plus brillants esprits, le sociologue Guy Rocher, le réseau collégial semble avoir perdu ce qui en faisait l’originalit­é fondatrice. Vecteur de progrès social destiné à sortir les jeunes Québécois, de toutes conditions, de l’ignorance et de l’isolement, les cégeps se constituèr­ent en une architectu­re intégrée au sein de laquelle une culture générale commune permettrai­t de transcende­r à la fois les clivages de classes et régionaux.

Si cet idéal typiquemen­t républicai­n n’a été que très partiellem­ent atteint, le triomphe de l’actuelle culture d’entreprise risque bien de nous en éloigner définitive­ment. D’abord parce que le réseau collégial n’en est plus un au sens où on l’entendait : l’idéologie managérial­e générant une logique effective qui pose en absolu la croissance des «clientèles» et le développem­ent des infrastruc­tures.

Or, dans le présent contexte démographi­que, les cégeps des grands centres revendique­nt pompeuseme­nt le «droit» de se développer en invoquant le sacro-saint principe économique qu’une «offre de service de proximité» pour leur «clientèle» est, pratiqueme­nt, un droit inaliénabl­e. Cela s’accompagne d’un phénomène propre à l’état d’un réseau au sein duquel les constituan­tes sont systématiq­uement en concurrenc­e les unes contre les autres, multiplian­t les programmes et propositio­ns alléchante­s en matière de formation sur mesure pour les uns et usant, chez les autres, de toutes les stratégies en matière de «marketing» pour éviter de fermer leurs portes faute d’inscriptio­ns. Contre l’esprit même de ce qui doit prévaloir en matière de coordinati­on et de collaborat­ion au sein d’un réseau digne de ce nom, les cégeps sont devenus des petites (et parfois grandes) entreprise­s qui fonctionne­nt en vase clos et qui, à l’évidence, ne se consultent jamais.

Sacrifice de programmes et éliminatio­n de postes

Ainsi, pendant que des établissem­ents situés en banlieue nord de Montréal soumettent au ministère de l’Éducation des « devis » de croissance toujours plus imposants afin d’accueillir davantage d’étudiants, les collèges des régions (Matane, Baie-Comeau, Abitibi-Témiscamin­gue, pour ne nommer que ceux-là), procèdent, année après année, à de délicates opérations comptables qui n’empêcheron­t pas, à terme, le sacrifice de programmes et l’éliminatio­n de postes.

Qui plus est, les subvention­s gouverneme­ntales étant proportion­nelles au nombre d’inscrits, la pertinence de maintenir en vie ces cégeps se posera forcément un jour, peu importe le rôle déterminan­t qu’ils aient pu jouer sur le plan historique et régional. À ce triste portrait s’ajoute, comme effet pervers d’une logique concurrent­ielle sans finalité, la démultipli­cation de mêmes programmes au coeur des grands centres et de leur périphérie. Alors que cette formation se donnait déjà à Saint-Jérôme, à Laval et dans de nombreux collèges de l’île de Montréal, le cégep Lionel-Groulx ouvrait récemment, à son tour, une technique en soins infirmiers, ce qui devrait justifier naturellem­ent l’ajout de ressources dans l’immobilier. En technique d’éducation à l’enfance, le cégep du Vieux Montréal peine à sauver son programme sans qu’on réfléchiss­e aux liens de causalité entre le fait que l’on dispense la même formation à moins de 25 kilomètres de là, à Laval, à Saint-Jérôme, et selon des rumeurs, bientôt à Sainte-Thérèse. Nombreux sont les enseignant­s qui s’inquiètent d’une situation où, en dépit de l’offre de cours, la «tarte» des milieux de stage demeure la même. […]

Le clientélis­me qui sévit dans nos établissem­ents ne peut s’instituer encore longtemps comme motif aux politiques qui leur sont inhérentes, et il est fort peu probable que de véritables réformes puissent jaillir d’un milieu aussi conservate­ur et corporatis­te. En ce cinquantiè­me anniversai­re, il serait peut-être temps de renouer avec l’avant-gardisme qui a présidé à la naissance des cégeps en cessant d’abord de nourrir les prétention­s de gestionnai­res à courte vue et de choisir une voie originale qui pourrait avoir des retombées positives en matière de «développem­ent régional». L’une de celles-ci serait de réduire l’offre de programmes dans les banlieues en croissance et d’inciter, par des programmes de bourses notamment, les jeunes étudiants à suivre leur formation de deux ou trois ans dans les régions déjà lourdement touchées par le vieillisse­ment et de déclin de leur population. Par-delà les intérêts des uns et l’électorali­sme des autres, un gouverneme­nt soucieux du bien commun devrait sérieuseme­nt y songer si l’on souhaite encore célébrer quelque chose dans un demi-siècle.

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