Le Devoir

Fernando Pessoa en 72 visages

Paul Savoie signe une exposition sur les hétéronyme­s de l’écrivain portugais

- CAROLINE MONTPETIT

Il n’y aura personne à la galerie Livart de Montréal, où Paul Savoie expose son projet Pessoa: tout sentir de toutes les manières, dans le cadre du Festival internatio­nal de littératur­e, dès le 22 septembre.

Ou plutôt, il y aura 72 bustes, sculptés par Paul Savoie, représenta­nt autant d’hétéronyme­s du mystérieux écrivain portugais, et les voix de cinq comédiens lisant des textes des plus célèbres de ces signatures.

Ces signatures, ce sont celles de Ricardo Reis, d’Alberto Caeiro, de Bernardo Soares, d’Alvaro de Campos, des êtres d’encre et de papier créés de toutes pièces par Fernando Pessoa lui-même, qui poussait d’ailleurs l’ironie jusqu’à leur faire signer dans les journaux des lettres énonçant des idées contradict­oires.

Mais était-ce vraiment une ironie ?

«Chacun de nous est plusieurs à soi tout seul, est nombreux, est une proliférat­ion de soi-mêmes », écrivait Pessoa dans son Livre de l’intranquil­lité, qui est d’ailleurs signé par Bernardo Soares. Pessoa, en portugais, signifie «personne».

C’est pour familiaris­er le public avec cette oeuvre unique que Paul Savoie a décidé de présenter cette exposition. Davantage connu comme comédien, Savoie pratique depuis longtemps la sculpture, qui constitue comme un pendant plus « matériel » à son travail d’acteur.

Cette idée a germé il y a déjà quelques années, alors que Savoie jouait dans la pièce Les trois derniers jours de Fernando Pessoa, un délire, d’Antonio Tabucchi. Plus tard, Savoie incarnera Pessoa en Méphisto dans une mise en scène d’Urfauss, menée par Denis Marleau. Il s’amuse alors à sculpter des bustes de l’écrivain, qu’il remet en cadeau aux membres de la troupe. Puis, au fil des ans, il sculptera des bustes des différents hétéronyme­s de Pessoa, qui ne sont en fait que des dédoubleme­nts de lui-même.

«Sans cesse je sens que j’ai été autre, que j’ai ressenti autre, que j’ai pensé autre. Ce à quoi j’assiste, c’est à un spectacle monté dans un autre décor. Et c’est à moi-même que j’assiste», écrit encore Pessoa, alias Bernardo Soares, dans Le livre de l’intranquil­lité.

Une façon de vivre

Beaucoup plus qu’un jeu, cette façon de se dédoubler est devenue pour Pessoa une façon d’être, une façon de survivre, mais aussi une façon de se détruire, dit Paul Savoie.

«Pessoa est quelqu’un qui a commencé dès l’enfance à se créer des hétéronyme­s. À cinq ans, tout de suite après la mort de son père et de son frère, il a créé son premier hétéronyme. Il lui a donné le nom de Chevalier de Pas. Il s’écrivait à luimême des lettres signées du Chevalier de Pas », raconte-t-il.

Plus tard, Pessoa, qui vivait un amour sans doute platonique avec une jeune femme nommée Ophélia, lui enverra une lettre signée d’Alvaro de Campo lui signifiant de se méfier de Pessoa…

Dans l’entourage de Fernando Pessoa, les éditeurs de revue savaient que les lettres signées de pseudonyme­s venaient de lui. Mais on ne devinait pas encore l’ampleur du phénomène.

Après la mort de l’écrivain, on a trouvé chez lui une malle contenant quelque 27 000 pages de documents signés de divers hétéronyme­s.

« Ç’a pris beaucoup de temps avant de démêler tout cela», raconte Paul Savoie.

En effet, Le livre de l’intranquil­lité, considéré comme le chef-d’oeuvre de l’écrivain, n’a été finalement publié qu’en 1982, alors que Pessoa luimême est mort en 1935… Et encore, l’oeuvre a pris différente­s formes successive­s. «C’est comme un work in progress d’édition », dit Paul Savoie.

Dans la vie de tous les jours, Fernando Pessoa était un homme effacé, qui menait une vie terne de traducteur pour des maisons de commerce. Très lettré, il a fait de sa vie une oeuvre de littératur­e.

Et depuis qu’il fréquente ses textes, Paul Savoie dit que son regard sur les choses a changé. «II y a quelque chose qui me touche beaucoup chez ce petit homme anonyme, presque invisible dans la ville, qui a cette ampleur à l’intérieur. Cela me fascine complèteme­nt. Cela a changé ma façon de regarder les gens autour. Je me méfie plus de ce qui prend beaucoup de place.»

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Paul Savoie

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