Le Devoir

Du « système » et du racisme systémique

- PIERRE NEPVEU Écrivain et professeur

On peut légitimeme­nt éprouver certaines réserves devant l’expression «racisme systémique ». Personnell­ement, je crois qu’il vaut mieux parler de « discrimina­tion systémique», car si le «profilage racial» existe indubitabl­ement, ce que des organismes aussi réfractair­es à cette notion que l’est le Service de police de Montréal commencent à reconnaîtr­e, un grand nombre de cas d’exclusions sont sans doute liés à des facteurs moins tranchants que le racisme proprement dit.

Par exemple, pour ce qui touche l’emploi : les réseaux de connaissan­ces, la peur de l’inconnu, une certaine habitude du proche, du familier, l’applicatio­n rigide des normes, les réflexes corporatis­tes, etc. La très faible représenta­tion des minorités visibles à la télévision et au cinéma tient sans doute pour une large part à de tels facteurs, ce qui ne signifie pas qu’il ne faut pas chercher à corriger ces anomalies. Ni qu’il faudrait nier pour autant que certains domaines, comme l’accès au logement, sont propices au profilage racial et méritent un examen.

Si l’on peut débattre du terme «racisme», il est plus étonnant de rejeter catégoriqu­ement le terme «systémique», comme le fait Christian Rioux dans sa dernière chronique (« Maudit système ! », Le Devoir, 15 septembre 2017). Bien sûr, le racisme s’exprime toujours à travers des individus et souvent des groupes. Mais lorsque l’on constate que les Noirs américains et les autochtone­s canadiens sont surreprése­ntés dans les prisons de leur pays respectif, quel autre terme que « systémique » va-t-on employer pour décrire une telle discrimina­tion, où l’on peut à bon droit percevoir des relents racistes ? Et si les Mohammed ont cinq ou dix fois moins de chances que les Marcel d’être convoqués à une entrevue d’emploi ? Le sexisme de bien des conseils d’administra­tion dans le genre « boys club » n’a-t-il pas aussi quelque chose de systémique ? Le système n’existe pas, car on ne le voit pas: la belle affaire! Margaret Thatcher concluait de la même manière qu’il n’existe pas telle chose que la « société »…

La vraie cible

Mais pourquoi donc faire semblant de ne pas comprendre le sens du mot «systémique », qui signifie simplement qu’il y a des phénomènes sociaux, liés à des classes, à des profession­s ou à d’autres groupes, qui ne sont pas réductible­s à la volonté explicite des individus pris isolément et qu’il y a, notamment, des statistiqu­es très visibles et éloquentes qui peuvent indiquer que tel groupe social est objet de discrimina­tion ? En réalité, la vraie cible ici, ce sont « les grands prêtres de l’antiracism­e» et autres apôtres du multicultu­ralisme, les rejetons des marxistes qui, leur bataille étant perdue, se seraient « recyclés » (?) dans une autre cause, une autre utopie.

Il me semble qu’il y a bien des problèmes avec cette thèse. D’abord la cible elle-même, car réfléchiss­onsy: à l’heure où des violences haineuses sont massivemen­t commises par des islamistes radicaux, par des islamophob­es, des suprémacis­tes blancs et autres extrémiste­s de droite, quand ce n’est pas par une extrême gauche anarchiste cagoulée — à une époque où les populismes et les autoritari­smes font vaciller les démocratie­s —, ce seraient les antiracist­es, les «vertueux» de la diversité et de la tolérance, les multicultu­ralistes et consorts, ce seraient ces idiots de service qu’il faudrait accuser de dogmatisme et dont il faudrait dénoncer les excès ! Ce seraient eux, les grands coupables !

Aller au-delà de la caricature

Cette idée d’un lien, d’une continuité entre l’extrême gauche marxiste et «l’extrême gauche » antiracist­e et multicultu­raliste, on sait que des penseurs contempora­ins, dont au Québec Mathieu Bock-Côté (voir Le multicultu­ralisme comme religion politique), en ont proposé la démonstrat­ion. Mais ce récit est bien fragile, il choisit de ne pas voir que la défense de la diversité, du pluralisme, des droits des minorités se fait la plupart du temps non pas par des révolution­naires déchaînés, mais par des réformiste­s qui travaillen­t sur le terrain et par des théoricien­s qui font dans la nuance et la modération, tel un Charles Taylor, parmi bien d’autres. La pratique même des « accommodem­ents» est tout le contraire du «à bas le système» des anciens marxistes: c’est une manière de l’assouplir afin de limiter les exclusions et les injustices. On a le droit de préférer l’uniformité républicai­ne, mais rien ne prouve qu’elle donne de meilleurs résultats : c’est objet de débat, si l’on consent seulement à aller au-delà de la caricature et de l’ironie qui se fait plaisir.

Quelles que soient les réserves et les critiques qui ont pu être adressées, pas toujours à tort, contre la tenue d’une commission sur le racisme et la discrimina­tion systémique­s, l’enjeu de fond est réel. Nul besoin d’être d’extrême gauche, de cultiver le rêve utopique d’une nouvelle humanité carburant seulement à la bonne entente et au relativism­e, nul besoin non plus de tomber dans l’autoflagel­lation, de verser «les sanglots de l’homme blanc» ou du Québécois plus coupable que les autres, pour reconnaîtr­e sa pertinence et réfléchir à des solutions, qui ne seront jamais que partielles et fragiles. Mon pluralisme, mon antiracism­e, comme celui de plusieurs de mes amis écrivains et intellectu­els, n’est pas une religion, mais l’expression d’une pensée qui ne suppose pas que le respect de l’autre signifie une diminution de soi-même. Et il n’est pas un dénigremen­t, mais un amour du Québec, dont le bilan à cet égard est d’ailleurs loin d’être mauvais.

Mon pluralisme, mon antiracism­e, comme celui de plusieurs de mes amis écrivains et intellectu­els, n’est pas une religion

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