Le Devoir

André Hamel glaneur de silence et d’oubli

Un premier roman à l’écriture aussi polie qu’une roche de rivière

- CHRISTIAN DESMEULES

À72 ans bien sonnés, auteur d’un premier roman, André Hamel n’hésite pas à se décrire comme un «éternel pousseux de crayon». Il écrit depuis toujours, ses tiroirs sont pleins, mais il a donné, raconte-t-il, un grand coup au cours des dix dernières années à Mourir d’oubli, son tout premier livre.

«Je suis un écrivain du dimanche, mais j’écris toute la semaine », explique-t-il avec le sourire dans la voix à l’autre bout du fil, depuis Grand-Mère, en Mauricie, ville dont il est originaire et qu’il habite toujours. Après des études de sociologie, André Hamel a enseigné cette discipline durant une dizaine d’années à Shawinigan, avant de travailler en formation dans des entreprise­s comme Pratt & Whitney et Bombardier.

Livre de souvenance qui s’organise autour de Grand-Mère, «petite ville triste et décrépite», Mourir d’oubli, sous-titré Chroniques de la grand’rue et des alentours, est un peu l’histoire d’une déchéance. Il tente d’y cerner la présence des uns et des autres, d’embrasser les vies d’hier et d’aujourd’hui d’un même souffle.

Au début de l’été 2010, Albert Allibert, le narrateur vieillissa­nt du roman, qui a une «tendance à la fabulation grotesque», toujours affecté par la mort de sa mère survenue il y a une dizaine d’années, se souvient de sa vie comme de celle des autres. Le moulin à papier où son père travaillai­t comme dessinateu­r industriel, la rue marchande que la famille habitait, quelque part entre la pharmacie Després et le Ritz, «cuisine canadienne et repas légers». Mais aussi ses années de collège classique, le sifflement des turbines de la Shawinigan Water and Power, la rumeur de la Belgo, l’écho de la gloire industriel­le d’antan, le grondement de la rivière. Et le silence qui enveloppe aujourd’hui tous ces fragments du passé.

«Je suis Albert Allibert, vous le savez, et mêmement je suis George, et tous les autres, tous les en-péchés, tous les guerriers sans armes, les poètes sans rime ni déraison que cache la belle photo d’une belle grande salle, comme dans un bel hôtel de villégiatu­re, sur laquelle, venus d’outre-tombe, s’affairent des asticots comme sur les ulcères torpides de l’oubli et se repaissent des scatophage­s comme sur les bouses fumantes des choses tues pour faire disparaîtr­e et à jamais de toutes les images et de tous les récits toutes les traces de toutes les souffrance­s pour qu’elles ne ternissent pas, nos misères, l’éclat de nos chimères. »

Pays de géants qui croient aujourd’hui être devenus des nains, ce territoire de bâtisseurs semble à des siècles de ses années «glorieuses». À bien des égards, c’est aussi l’histoire d’une déchéance, ser vie par une écriture aussi polie qu’une roche de rivière.

À l’enseigne des «renifleux de l’errance», contre le temps qui passe et qui efface tout, son roman tout en zigzags revendique la remembranc­e. Sous la plume d’André Hamel, tous les personnage­s, tous les espaces et toutes les époques arrivent à se confondre, le monde mythique côtoie le monde réel, Grand-Mère y fait écho à la civilisati­on disparue de Cahokia dans le Midwest américain — le plus grand foyer de peuplement précolombi­en au nord du Mexique.

« C’est une civilisati­on disparue vers le XIIIe siècle pour des raisons semblables à celles qui nous menacent aujourd’hui, c’est-à-dire une exploitati­on de la nature de ce coin de pays par une élite au détriment d’un peuple qui souffre. Ça nous ressemble étrangemen­t», estime André Hamel.

«Mais dans le roman, reconnaît l’auteur, Grand-Mère est à la fois la ville réelle, la ville souvenue, mais c’est aussi la ville imaginée, les années 1950 imaginées. Grand-Mère, c’est Cahokia et c’est aussi toute l’Amérique. »

Et dans cette cosmogonie mauricienn­e, le «peuple de la Grande Tortue» — autochtone­s, Têtes-de-Boule, Attikameks — occupe une place particuliè­re. Une présence discrète et constante en Mauricie, mais également dans le roman lui-même. « C’est une présence et une absence à la fois», reconnaît André Hamel. « C’est une présence qui a toujours été occultée derrière un voile de brume. Il y a toujours un écran de fumée qui masque cette présence. À moins de 100 kilomètres d’ici, à La Tuque, poursuitil, je me souviens, il y avait de ces pensionnat­s dont on parle beaucoup aujourd’hui, et on en parlait peu, on les voyait peu. On avait peine même à les localiser géographiq­uement.»

Une volonté avouée de mettre ainsi au jour une présence qui a été à peine nommée. « En occultant la présence de l’Amérindien, c’est une part de nous qu’on refusait, qu’on cachait, et ça, j’ai essayé tranquille­ment de la faire émerger dans le roman.» Jusqu’à oser à la fin poser la question: est-ce que nous sommes tous des Magouas, des Chaouins, des sangs mêlés? «Je ne réduis pas la différence entre le Québécois blanc d’origine française et l’Amérindien, bien sûr, mais il y a eu des rencontres très importante­s. Des rencontres qu’on oublie, qu’on ne voit plus. J’espérais les faire réapparaît­re un peu à travers ce roman.»

L’écriture est posée, riche, en spirale, alors que le récit est tissé de boucles et de répétition­s, d’errance contrôlée. L’auteur de Mourir d’oubli s’y livre aussi à une exploratio­n à la fois sérieuse et ludique du langage, à coups de graphies anciennes, de recours au langage populaire et de «tentatives de retourner la langue contre elle-même».

C’est un peu comme «du gossage de mots», reconnaît l’auteur, qui revendique l’influence d’un Dos Passos, qui lui a appris il y a longtemps, dit-il, à écrire autrement.

À lire, au nom de tous les Albert Allibert et «autres glaneurs de silence et d’oubli des temps à venir ».

MOURIR D’OUBLI CHRONIQUES DE LA GRAND’RUE ET DES ALENTOURS

André Hamel Leméac Montréal, 2017, 304 pages

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR L’écriture d’André Hamel est posée, riche, en spirale, alors que le récit est tissé de boucles et de répétition­s, d’errance contrôlée.

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