Le Devoir

Les cyber-États souverains

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La ministre du Patrimoine renonce à appliquer aux plateforme­s Internet les lois fiscales de même que celles qui garantisse­nt le réinvestis­sement dans la production d’oeuvres canadienne­s. Elle annonce plutôt une intention de négocier avec ces entreprise­s privées. Elle espère que ces « conversati­ons » pourront persuader ces grands joueurs à « aider » les créateurs, producteur­s et diffuseurs canadiens qui voient le tapis leur glisser sous les pieds en raison du traitement préférenti­el réservé aux grands joueurs du Net. On est en pleine pensée magique!

Il n’y a pas si longtemps, c’est le gouverneme­nt du Québec qui « négociait » avec la multinatio­nale Uber afin de la persuader… de respecter les lois que vous et moi sommes pourtant tenus de respecter ! Ce régime de deux poids deux mesures contribue à banaliser les lois. Il porte plusieurs à se dire que les lois sont des facteurs parmi d’autres… applicable­s selon une géométrie variable en fonction de la capacité des entreprise­s à se positionne­r comme «innovatric­esavec-un-modèle-d’affaires-disruptif»! Et alors s’ouvre le sésame du passe-droit !

Cette attitude de plusieurs dirigeants de nos États à l’égard des grands joueurs d’Internet porte le risque de délégitime­r l’impératif d’obéissance aux lois que la plupart des citoyens et entreprise­s n’ont pas le bénéfice de «négocier»! Trop de dirigeants gouverneme­ntaux considèren­t les grandes plateforme­s Web comme des États souverains avec lesquels il convient de pratiquer une diplomatie d’aplaventri­sme.

Julie Cohen, professeur­e de droit à l’Université Georgetown, convient dans un article récent que les plateforme­s Web possèdent plusieurs caractéris­tiques des États souverains. Les plateforme­s disposent en effet d’un territoire et d’une population. Leur territoire est évidemment virtuel. Il résulte de protocoles, de flux de données et d’algorithme­s capables de produire de la valeur. Les plateforme­s dominantes ont une population d’usagers souvent plus considérab­le que celle de plusieurs États territoria­ux.

Mais c’est surtout leur capacité d’imposer leur mode de gouvernanc­e qui confère aux plateforme­s Web une puissance quasi étatique. Assis sur des masses de données, les plateforme­s sont en position d’égaux ou de supérieurs devant les États qui, comme le Canada, ont choisi de démanteler leur capacité de réguler plusieurs activités qui se déroulent en ligne. Par exemple, au Canada, le CRTC, censé appliquer les lois sur les médias de radiodiffu­sion, a tenu pour acquis pendant près de deux décennies que les activités des plateforme­s Internet n’avaient pas d’effets sur la réalisatio­n des objectifs édictés par la loi! Les gouverneme­nts l’ont laissé faire dans ce déni.

Dans d’autres situations, les dirigeants politiques ont choisi de reconduire certaines anciennes méthodes afin de donner l’impression d’une protection des droits fondamenta­ux. Par exemple, la plupart des autorités gouverneme­ntales misent encore sur des lois se bornant à demander le «consenteme­nt» des internaute­s pour valider pratiqueme­nt n’importe quel usage de données sur les personnes par les plateforme­s. Il n’y a pas de volonté de la part des gouverneme­nts d’insister sur le rôle que tiennent désormais les données — ces ressources communes à nous tous — dans les capacités des plateforme­s de générer de la valeur. Les lois de protection des données personnell­es envisagent celles-ci comme on le faisait dans les années 1980 !

Cela donne parfois lieu à quelques coups d’éclat cosmétique­s à l’égard de certains grands joueurs. Par exemple, en Europe, les autorités s’amusent à forcer Google à censurer les articles de journaux des résultats de recherche. Mais la plupart des dirigeants de nos États négligent de faire valoir que les plateforme­s bénéficien­t des données massives, des ressources très précieuses pour une contrepart­ie pratiqueme­nt dérisoire. Au total, on demeure loin d’une véritable régulation balisant la «souveraine­té» des grandes plateforme­s.

Alors, faut-il se surprendre que les autorités étatiques se retrouvent dans la pitoyable position de devoir quémander quelques oboles aux plateforme­s devenues désormais aussi puissantes que les États eux-mêmes ?

Tant que les gouvernant­s se comportero­nt comme si les activités menées par les plateforme­s Web émanaient d’entités souveraine­s, naturellem­ent exemptées des exigences qui s’appliquent au commun des mortels, ils se placeront en position de faiblesse. Les États seront de moins en moins en mesure d’infléchir les choix fondamenta­ux qui ont des impacts sur les population­s. Les activités échappant à la fiscalité et aux autres règles risquent de se multiplier: des objets connectés aux pratiques d’obsolescen­ce programmée, les plateforme­s souveraine­s imposeront leurs «conditions d’utilisatio­n» à prendre ou à laisser par les « consommate­urs ».

Il ne restera aux gouvernant­s qu’à s’accrocher à quelque vague espoir de réaliser un «deal» de temps en temps avec l’une ou l’autre de ces entités, désormais plus souveraine­s que la plupart de nos États !

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PIERRE TRUDEL

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