Le Devoir

Frappé avant même son envol

L’imposition de droits compensate­urs de 220 % est absurde, dit l’avionneur québécois en réponse à la punition infligée par Washington

- FRANÇOIS DESJARDINS

Les droits compensate­urs de 219,63 % annoncés par Washington à l’endroit des avions de Bombardier mettent vraisembla­blement la table à une longue bataille, mais ont instantané­ment semé la consternat­ion dans les milieux politiques, économique­s et syndicaux, le fabricant y voyant une décision «absurde et déconnecté­e » tandis que le gouverneme­nt Couillard la qualifie d’«abusive et insensée».

La décision de Washington, qui est de nature préliminai­re et doit faire l’objet d’une déterminat­ion finale en 2018, survient cinq mois après la plainte de Boeing contre Bombardier, accusé par son rival d’avoir vendu des appareils à perte auprès du transporte­ur Delta.

L’annonce du départemen­t du Commerce américain est d’une importance capitale pour le fabricant québécois et sa constellat­ion de fournisseu­rs, car l’avion CSeries, un appareil monocouloi­r de 100 à 150 sièges présenté comme plus silencieux et économique, est la pierre angulaire de l’avenir de la division aéronautiq­ue chez Bombardier. Le hasard a voulu qu’elle soit annoncée le même jour où deux concurrent­s de Bombardier, Alstom et Siemens, ont annoncé le mariage de leurs activités ferroviair­es (voir texte en page B 1).

«Les lois américaine­s du commerce n’ont jamais été conçues pour être appliquées de cette manière, et Boeing tente d’utiliser un processus biaisé pour étouffer la concurrenc­e et priver les compagnies aériennes américaine­s et leurs passagers des bénéfices des avions CSeries », a affirmé Bombardier. « La Commission du commerce internatio­nal sera appelée l’an prochain à déterminer si le programme CSeries a causé un quelconque préjudice à Boeing. Étant donné que Boeing n’était pas en lice pour remporter la commande de Delta et qu’il a abandonné le marché desservi par les avions CSeries il y a des années, il n’a subi aucun préjudice. »

Selon le secrétaire au Commerce américain, Wilbur Ross, les États-Unis apprécient leurs relations avec le Canada, mais «même nos alliés les plus proches doivent suivre les mêmes règles ». «La subvention des biens par des gouverneme­nts étrangers est une chose que le gouverneme­nt Trump prend très au sérieux», a-t-il affirmé dans un communiqué.

À Québec et à Ottawa

Aux yeux de la ministre de l’Économie Dominique Anglade, la décision américaine équivaut à une « attaque frontale » contre l’industrie aéronautiq­ue québécoise. Elle a promis que son gouverneme­nt continuera à se battre «bec et ongles » pour faire entendre raison aux autorités américaine­s d’ici à ce qu’elles rendent leur décision définitive.

Selon la ministre Anglade, toutefois, l’ampleur des sanctions imposées à l’avionneur québécois montre qu’il ne sera pas facile de renverser la vapeur. « Il ne faut pas être naïf, mais il ne faut pas baisser les bras », a-t-elle dit lors d’une brève conférence de presse en soirée. On compte notamment rappeler aux Américains que Bombardier a 7000 travailleu­rs aux ÉtatsUnis. Et d’autres marchés existent, notamment en Europe, en Asie et en Afrique.

La décision de Washington est « plus politique que juridique », a lancé l’Associatio­n internatio­nale des machiniste­s et des travailleu­rs de l’aé- rospatiale, qui représente 16 000 employés de l’aérospatia­le au Canada. «J’ai la forte impression que les dés étaient pipés», a dit son coordonnat­eur québécois, David Chartrand.

À Ottawa, la ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, a affirmé sans détour que Boeing cherche à évincer les appareils CSeries du marché américain. D’autant plus que « des composante­s des appareils sont fournies par des entreprise­s américaine­s, ce qui soutient près de 23 000 emplois dans plusieurs États américains ». Elle n’a pas fait référence à un recours devant l’Organisati­on mondiale du commerce (OMC), mais cette option existe, font remarquer les spécialist­es.

Le gouverneme­nt Trudeau a déjà laissé entendre qu’il pourrait mettre sur la glace son intention de commander à Boeing des Super Hornet pour entamer le processus de remplaceme­nt des CF-18. Mardi, le premier ministre a carrément fait un lien entre la présidence américaine et la plainte de Boeing. «On comprend que c’est une situation extrêmemen­t compliquée où les actions du gouverneme­nt américain et son approche en matière de commerce internatio­nal sont très protection­nistes », a dit Justin Trudeau avant de connaître la décision. «Alors, ça a encouragé certaines compagnies, dont Boeing, à faire des choses qu’elles n’auraient pas faites dans le passé.»

Prix de vente

L’imposition de droits préliminai­res survient moins d’un an et demi après que le transporte­ur américain Delta lui eut transmis une commande ferme pour 75 appareils CS100 — le plus petit de la famille CSeries — assortie d’une option sur 50 autres.

Boeing reproche essentiell­ement à Bombardier d’avoir profité d’appuis financiers gouverneme­ntaux pour achever son programme CSeries et vendre des avions à des prix trop faibles. Selon les documents du gouverneme­nt américain, Boeing allègue que Bombardier a vendu les avions au prix de 19,6 millions par appareil alors qu’il lui en coûte 33,2 millions pour les fabriquer. Toujours selon ces documents, Air Canada va payer les siens 30 millions par appareil.

Le gouverneme­nt du Québec a offert à Bombardier un appui d’un milliard de dollars américains en 2015 en échange d’une participat­ion de 49,5% dans le programme CSeries. La Caisse de dépôt et placement, de son côté, a versé 1,5 milliard $US pour 30% de la division transport. Quant au gouverneme­nt fédéral, il a offert un prêt sans intérêts de 372,5 millions.

Ces appuis consistaie­nt à aider l’entreprise à traverser une période de turbulence­s causée par l’utilisatio­n intensive de capitaux afin de mener à terme le programme CSeries. Depuis deux ans, Bombardier a remanié la haute direction, annoncé des milliers de licencieme­nts, émis des actions et suspendu le versement de son dividende.

L’action de Bombardier a commencé la journée en baisse, mais le vent a tourné en aprèsmidi, de sorte qu’elle a fini sur un gain de 6%, à 2,27$, ce qui pourrait être dû à l’activité de vendeurs à découvert cherchant à couvrir leurs positions en prévision d’une annonce négative.

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CLÉMENT SABOURIN AGENCE FRANCE-PRESSE

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