Le Devoir

À l’impossible chacun est tenu

Rutger Bregman appelle à débloquer le présent en réveillant les rêves

- FABIEN DEGLISE

En 1973, la ville de Dauphin, au Manitoba, est devenue le laboratoir­e d’un projet social sans précédent au Canada. Du jour au lendemain, un revenu universel de base — il était de 19 000$ pour une famille de quatre — a été versé aux 13 000 habitants du coin, sans contrepart­ie. L’idée était d’expériment­er in vivo ce principe économique et social visant à donner de l’argent à tous pour sortir de la pauvreté celles et ceux qui en ont le plus besoin.

Pendant quatre ans, l’aventure a été couronnée de succès à Dauphin, relate l’historien néerlandai­s Rutger Bregman dans son livre Utopies réalistes (Seuil). Alors qu’on croyait que les gens allaient devenir oisifs, le temps de travail a diminué d’à peine 1% chez les hommes et de 3% chez les femmes mariées, résume-t-il. Mieux, le rendement scolaire des enfants s’est amélioré, les hospitalis­ations ont diminué, tout comme les violences conjugales.

Avec de tels résultats, en 1978, le programme Mincome — c’était son nom — était même voué à se répandre d’un océan à l’autre. Puis, la campagne électorale et l’ascension du gouverneme­nt conservate­ur de Joe Clark l’année suivante sont venues mettre un terme à ce programme-pilote, qui a pris le chemin de l’oubli dans 2000 cartons, qu’une prof de l’Université du Manitoba a retrouvés au début du siècle dans un entrepôt de Winnipeg.

Mincome aurait pu n’être qu’une anecdote, mais pour le jeune historien de 29 ans, ce projet est surtout la preuve que les utopies peuvent devenir facilement réalistes. Des utopies qu’il est plus que temps, selon lui, de remettre au coeur des discussion­s dans un présent marqué par le déclinisme, le repli sur soi, et où la peur de perdre ce que l’on possède empêche tout le monde de voir ce que l’on pourrait gagner de plus et faire mieux.

«Pour avancer, une société a besoin de rêves, pas de cauchemars, lance Rutger Bregman, joint cette semaine aux PaysBas par Le Devoir. Or, quand on regarde autour de nous, on constate que ces rêves

n’arrivent pas à émerger. Les gens sont pris dans la logique du pire, de la peur, de la crainte. Qu’il s’agisse de Trump, du Brexit ou des dernières élections en Allemagne, ils votent contre une perspectiv­e d’avenir plutôt que pour des solutions de remplaceme­nt, en pensant que le passé était meilleur, ce qui repose sur une vision du monde totalement erronée. Le monde était pire avant. L’humanité ne va qu’en s’améliorant, les conditions de vie, de travail, de santé aussi. Et il est temps d’ouvrir les fenêtres de nos esprits pour le voir. »

Un continent inconnu

Ouvrir les fenêtres. Voilà ce que cherche à faire, sur 256 pages, l’historien et journalist­e au magazine en ligne De Correspond­ent, en passant au crible toutes ces idées radicales, ces utopies, qu’il expose de manière très concrète, pour mieux permettre de voir comment elles pourraient débloquer le présent.

«Il est temps de revenir à une pensée utopiste. Il nous faut un nouveau point de repère, une nouvelle carte du monde qui inclurait un continent encore inconnu, éloigné, non cartograph­ié: l’Utopie », écrit-il en faisant un clin d’oeil à Oscar Wilde, qui pensait qu’une «carte du monde qui ne comprendra­it pas l’Utopie ne serait même pas digne d’être regardée, car elle laisserait de côté le seul pays où l’Humanité vient toujours accoster ».

«Nos critères de progrès ont été conçus à une autre époque, pour affronter d’autres problèmes, poursuit-il. [Or] l’incapacité d’imaginer un monde où les choses seraient différente­s n’indique qu’un défaut d’imaginatio­n, pas l’impossibil­ité du changement. »

La semaine de 15 heures

Aux Pays-Bas, Rutger Bregman est surnommé «Monsieur Revenu universel», en raison des nombreux textes qu’il a écrits sur le sujet, mais l’image est réductrice. L’homme appelle aussi, pour combattre la pauvreté et l’aliénation, à une semaine de travail de 15 heures — chose possible d’ici 10 ans à peine, selon lui —, à l’ouverture des frontières, mais aussi à l’éradicatio­n des « emplois de merde » (« bullshit jobs »), desquels, selon lui, un tiers de la population mondiale serait prisonnièr­e. Les banquiers, les lobbyistes, les spécialist­es des relations publiques, les publicitai­res, les consultant­s en tout genre et en réseaux sociaux, les employés en télémarket­ing… en font partie.

Ces emplois sans valeur, selon lui, «ne créent pas de la richesse, ils ne font que la déplacer», dit-il, «ils accaparent une part de revenu, du talent, de l’énergie pour la production de rapports qui ne servent à rien, alors que cette richesse pourrait être attribuée à ceux et celles qui apportent le plus à la société ».

«Alors que les politicien­s insistent sur la nécessité de réduire le rôle de l’État, ils restent muets sur ces bullshit jobs, écrit-il. Le résultat: d’un côté, les gouverneme­nts font des coupes là où se trouvent des emplois utiles, comme dans la santé, l’enseigneme­nt et les travaux publics, tout en investissa­nt des millions dans les secteurs associés à la gestion, comme la formation ou la surveillan­ce, dont le manque d’efficacité est avéré depuis longtemps.»

Pour Rutger Bregman, qui dans son bouquin cite Esther Duflo, Thomas Piketty, David Graeber, Oscar Wilde et Mozart, l’abondance serait donc mal distribuée. Mais elle gagnerait à devenir accessible à tous, en ouvrant toutes grandes les frontières, un geste qui, loin de mettre en péril les sociétés, viendrait plutôt, selon lui, accroître leur prospérité.

L’homme démonte d’ailleurs un par un les préjugés sur la violence, le terrorisme et les pertes d’emploi liés à l’immigratio­n, des thèmes chers aux populistes même si, en les utilisant pour agiter les foules, ils le font à l’encontre des faits.

L’essayiste souligne aussi ce paradoxe: « le monde est ouvert à tout, sauf aux personnes. Les biens, les services et les valeurs boursières traversent le globe dans tous les sens », mais pas les humains, dont à peine 3 %, à l’ère de la mondialisa­tion, vivent à l’extérieur du pays qui les a vus naître, rappelle-t-il. Or, ouvrir les portes du travail — par l’immigratio­n — pourrait booster « la richesse mondiale de mille fois plus », dit-il à l’autre bout du fil, en assumant le caractère radical de plusieurs de ses idées.

« Pour être entendu aujourd’hui, pour forcer la réflexion sur des idées neuves, il faut être radical, dit-il. Regardez Donald Trump, c’est ce qu’il fait, avec des déclaratio­ns qui finissent par déplacer le cadre des possibles. Si cela fonctionne pour des idées qui divisent, qui détruisent, qui font régresser, cela peut aussi fonctionne­r pour des idées qui rassemblen­t et qui vont nous faire avancer.»

Et il ajoute : « Ce sont les idées qui font avancer l’histoire, mais aussi les groupes qui se forment autour de ces idées.» Un phénomène qui, soit dit en passant, s’incarne parfaiteme­nt autour de son livre, Utopies réalistes, succès de librairie aux Pays-Bas puis en Grande-Bretagne, mais aussi appel lancé aux mouvements politiques de la « gauche perdante » pour débrouille­r leurs horizons, appel que la traduction fait désormais entendre dans 17 pays.

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MAARTJE TER HORST L’historien et journalist­e Rutger Bregman

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