La gauche religieuse n’existe pas
Ily a vingt-sept ans déjà, le gouvernement de Brian Mulroney autorisait le port du turban par les policiers de la Gendarmerie royale du Canada, ouvrant ainsi aux sikhs pratiquants la porte de cette force iconique, dont l’uniforme traditionnel a depuis longtemps été immortalisé dans les films hollywoodiens. Dans l’Ouest canadien, la réaction n’a pas tardé. Le Parti réformiste, alors naissant, s’est insurgé contre cette décision, des propos carrément racistes ont circulé et des membres de la force policière ont contesté la nouvelle règle en cour. Mais en peu de temps, les mentalités ont évolué et même les réformistes s’y sont conformés.
En 2017, l’idée qu’un sikh pratiquant puisse être élu à la tête d’un parti politique fédéral et devenir premier ministre ne suscite guère la controverse à l’extérieur du Québec. Les sikhs ont depuis longtemps investi la politique provinciale au Canada anglais. Le premier sikh a fait son entrée à la Chambre des communes en 1993, et le gouvernement de Justin Trudeau compte non pas un, mais deux sikhs qui portent le turban, dont le très symbolique ministre de la Défense.
Si certains membres du Nouveau Parti démocratique à l’extérieur du Québec rechignent à voir Jagmeet Singh à la tête de leur parti, c’est plutôt parce qu’ils lui reprochent une célébrité qui s’apparente trop à celle du premier ministre actuel. Avec ses habits à la mode, son allure on ne peut plus cool et son slogan — «Coeur et courage» — qui évoque celui de Barack Obama en 2008, M. Singh serait un pur produit du marketing politique. La pipolisation de la politique qu’il incarne, et non pas sa religion, serait incompatible avec l’image d’un parti qui se veut le champion de la classe ouvrière, sérieux et sans artifice devant les menaces du capitalisme.
D’autres, comme le Toronto Star, qui a appuyé le député ontarien de Brampton dans un éditorial de la semaine dernière, voient en M. Singh une façon pour le NPD de «réintégrer le jeu politique » et de concurrencer les libéraux dans les banlieues multiethniques des villes canadiennes. Son statut de vedette auprès des jeunes internautes, alimenté par une vidéo virale dans laquelle il réplique à une chahuteuse antimusulmane avec les mots «amour et courage » à répétition, serait un atout incalculable dans une ère où les égoportraits et les gazouillis ont remplacé les manifestes politiques. M. Singh s’y est montré méchamment habile.
Bref, la chef du Bloc québécois, Martine Ouellet, se trompe de cible quand elle se dit inquiète de la montée de la gauche religieuse. Il n’y a tout simplement pas de gauche religieuse au Canada. La gauche canadienne est multiculturaliste, point. Même ceux qui ne l’appuient pas voient dans la candidature de M. Singh l’incarnation même de la modernité canadienne.
C’est ainsi que Justin Trudeau a pu dire au New York Times, en 2015, que le Canada serait le premier État postnational sans que l’opposition monte aux barricades. Les propos du premier ministre témoignaient de l’évolution de l’identité canadienne depuis l’instauration de la politique officielle de multiculturalisme et de la Charte canadienne des droits et libertés par son père Pierre Trudeau. Finie l’époque où les Canadiens angoissaient devant la faiblesse de leur identité face à la menace américaine. Si le Canada anglais s’est donné un projet de société, c’est celui de créer un nouveau modèle d’appartenance dont le monde entier pourrait s’inspirer. Selon l’ancienne gouverneure générale Adrienne Clarkson, elle-même réfugiée, le Canada ne serait rien de moins qu’une «société expérimentale ».
Bien sûr, la diversité comme projet de société n’emballe pas tous les Canadiens. Mais ses critiques ne se trouvent pas à gauche. Et même le nouveau chef du Parti conservateur, Andrew Scheer, ne se presse pas de s’associer à leur cause, ayant évincé sa rivale à la course au leadership Kellie Leitch du cabinet conservateur fantôme. L’opposition des candidats à la chefferie néodémocrate au projet de loi no 62 du gouvernement du Québec, interdisant le port du niqab lors de la prestation ou de la réception de services publics à des fins de sécurité, s’inscrit dans une philosophie d’inclusion où les accommodements sont devenus la norme dans une société multireligieuse. Si la plupart des Canadiens ne voient pas dans ces accommodements une menace à la laïcité de l’État, c’est parce qu’ils ont été conditionnés à croire que la même Constitution qui protège les droits des personnes croyantes protège aussi tous les Canadiens contre des gouvernements qui voudraient adopter des lois au nom de la religion. En quoi M. Singh, qui n’a d’ailleurs jamais manifesté un quelconque désir d’imposer sa religion aux autres, serait-il différent d’un catholique pratiquant à la tête du pays ?
Les Québécois ont peut-être une autre idée de la laïcité, influencée par leur histoire de catholicisme oppressant et par le républicanisme français. Mais de là à disqualifier des leaders politiques à cause de leur religion, il y a une marge.