Le Devoir

Un détourneme­nt de la mission de l’OQLF

- JEAN-CLAUDE CORBEIL MARIE-ÉVA DE VILLERS

Directeur linguistiq­ue de l’Office de la langue française de 1971 à 1977, sous-ministre adjoint responsabl­e de la politique linguistiq­ue de 1997 à 2000, secrétaire et membre de la Commission des états généraux sur la situation et l’avenir de la langue française (commission Larose) 2000-2001

Responsabl­e de la terminolog­ie de la gestion à l’Office de la langue française de 1970 à 1980, auteure du Multidicti­onnaire de la langue française

En vertu de la mission que lui confère la Charte de la langue française, l’Office doit orienter l’usage du français parlé et écrit au Québec.

La nouvelle politique de l’emprunt linguistiq­ue (dont faisait état Le Devoir le 18 septembre) a été adoptée par l’OQLF le 31 janvier 2017 sans réelle consultati­on du milieu; elle n’a fait l’objet d’aucun communiqué, d’aucune diffusion dans les médias. Elle a été discrèteme­nt mise en ligne dans le site Internet de l’organisme sous l’onglet « Politiques et guides ».

N’eût été la vigilance de Jacques Maurais, qui a dénoncé l’assoupliss­ement des nouveaux critères d’acceptabil­ité des emprunts dans son excellent blogue Linguistiq­ue correct, nous n’en aurions pas été informés. À titre d’ancien coordonnat­eur de la recherche à l’OQLF, puis au Conseil supérieur de la langue française (CSLF), le linguiste Jacques Maurais parle en connaissan­ce de cause.

Voici ce qu’il écrit sous le titre de «Démission de l’Office québécois de la langue française» : « […] le Québec a connu dans son histoire une vague d’emprunts massifs à l’anglais et le législateu­r a voulu y réagir. Et c’est pourquoi il a confié à l’Office québécois de la langue française le mandat de franciser le Québec et de déterminer quels mots anglais étaient acceptable­s dans la langue officielle. Il n’était sûrement pas dans son intention en 1977 de lui demander

d’ouvrir les vannes à l’accueil des anglicisme­s.»

La politique de l’emprunt linguistiq­ue n’est pas destinée au grand public, affirme Danielle Turcotte, directrice générale des services linguistiq­ues de l’OQLF, citée dans Le Devoir du 18 septembre. Si ce document est quelque peu technique, son applicatio­n concerne cependant toute la population. En effet, la diffusion des termes acceptés dans le Grand Dictionnai­re terminolog­ique (GDT) influencer­a les diverses communicat­ions de l’Administra­tion et des entreprise­s, dont l’étiquetage des produits, l’affichage commercial, les menus des restaurant­s, les sites Internet, pour ne citer que ces exemples. Les millions de termes figurant dans le GDT touchent tous les domaines d’activité. Le traitement des emprunts à l’anglais

Le traitement des anglicisme­s est une composante essentiell­e de la mission de l’OQLF. La politique qui définit les critères d’acceptabil­ité des emprunts linguistiq­ues a d’abord été publiée en 1980, puis en 2007 et enfin en janvier 2017. Dans le préambule de sa nouvelle politique, l’OQLF écrit: « La langue et la dynamique sociolingu­istique étant en évolution constante, l’Office se doit de mettre sa politique à jour régulièrem­ent afin que ses objectifs en matière de traitement des emprunts soient le plus possible au diapason de cette évolution.» La situation linguistiq­ue québécoise a-t-elle progressé au point qu’il soit maintenant justifié d’assouplir les critères d’acceptatio­n des anglicisme­s? Poser la question, c’est y répondre.

Quand l’OQLF juge acceptable le calque de l’anglais «pâte à dents» sous prétexte qu’il s’agit d’un calque non récent, généralisé, implanté, légitimé, et qu’il est intégrable au système linguistiq­ue du français (critères d’acceptabil­ité des calques), il ouvre la porte à quantité de traduction­s littérales d’expression­s anglaises. Le terme français «dentifrice» est courant et figure sur tous les emballages de ce produit. Se fondant sur la fiche du GDT, les entreprise­s de production et de distributi­on de ce produit pourront désormais employer le terme «pâte à dents» dans l’étiquetage, dans l’affichage de ce produit et dans les messages publicitai­res s’y rapportant.

Quand l’OQLF accepte le verbe «démoniser», inspiré de l’anglais, alors que le verbe «diaboliser» fait parfaiteme­nt l’affaire, le terme «papier sablé» alors que les termes «papier abrasif» ou «papier de verre» sont employés, il en résulte un appauvriss­ement du vocabulair­e et tout le contraire d’un enrichisse­ment des langues techniques. La mission de l’organisme est d’assurer la définition et la diffusion par le GDT des terminolog­ies françaises des différents domaines d’emploi. À cet égard, son rôle ne s’exerce pas dans tous les registres de langue: il se limite aux registres de la langue technique courante ou soutenue. Il n’entre pas dans les attributio­ns de l’OQLF de décrire et de légitimer les emplois de registre familier.

Citée dans Le Devoir du 18 septembre, Nadine Vincent, professeur­e de linguistiq­ue à l’Université de Sherbrooke, est également d’avis que « le rôle de l’Office n’est pas de décrire l’usage, mais de l’orienter ». Effectivem­ent, le mandat qui est confié à l’OQLF par la Charte de la langue française est de guider l’usage du français parlé et écrit au Québec.

La politique de l’emprunt linguistiq­ue adoptée par l’OQLF en 2017 constitue un recul évident, un retour à la case départ des années 1960. Si l’on avait appliqué les critères d’acceptabil­ité retenus dans la nouvelle politique de l’emprunt linguistiq­ue, jamais nous n’aurions été en mesure d’entreprend­re et de réaliser les chantiers linguistiq­ues menés par l’Office de la langue française, depuis sa création en 1961 et surtout à compter de 1971, dans le but de mettre en oeuvre la volonté du premier ministre Robert Bourassa de faire du français la langue de travail.

La politique de l’emprunt linguistiq­ue adoptée par l’OQLF constitue un recul évident

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR «La diffusion des termes acceptés dans le Grand Dictionnai­re terminolog­ique influencer­a les diverses communicat­ions de l’Administra­tion et des entreprise­s, dont l’étiquetage des produits, l’affichage commercial, les menus des restaurant­s et les sites...

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