Le Devoir

Un retour déplorable à la case « conversati­on » pour les éditeurs de presse

La Coalition pour la pérennité de la presse d’informatio­n au Québec demande à Mélanie Joly de s’engager dans un dialogue sérieux et constructi­f avec notre industrie

- BENOIT CHARTIER Président d’Hebdos Québec LUCINDA CHODAN Rédactrice en chef du quotidien Montreal Gazette CLAUDE GAGNON P.-d.g. du Groupe Capitales Médias BRIAN MYLES Directeur du quotidien Le Devoir RICHARD TARDIF Directeur général de l’Associatio­n d

Les éditeurs de presse du Québec et du Canada ont rencontré la ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, à plusieurs reprises dans la dernière année pour la sensibilis­er aux difficulté­s rencontrée­s par leur industrie. Ils ont participé de bonne foi aux «conversati­ons» qui ont servi de prélude à l’élaboratio­n de la politique culturelle annoncée jeudi, et aux audiences du Comité permanent du patrimoine canadien sur l’informatio­n locale, dont la ministre a rejeté le rapport à la réception. Les mesures de soutien à la presse d’informatio­n font l’objet d’un consensus sans précédent chez les éditeurs de journaux quotidiens et hebdomadai­res, qu’ils soient francophon­es ou anglophone­s. Mme Joly ne peut ignorer le sentiment d’urgence qui nous habite. Elle a pourtant choisi de nous ignorer.

La Coalition pour la pérennité de la presse d’informatio­n au Québec, qui regroupe près de 180 éditeurs et rejoint 6,5 millions de lecteurs toutes les semaines, accueille la nouvelle politique culturelle de Mme Joly comme un déplorable retour à la case «conversati­on». De toute évidence, nous n’avons pas réussi à la convaincre de l’importance de notre industrie pour l’économie, la santé démocratiq­ue et la pluralité des voix au Québec et au Canada, car il n’y a rien, mais absolument rien pour nous dans la politique culturelle.

Un contraste frappant

Le contraste entre Mme Joly et son homologue québécois, Luc Fortin, est frappant. Le ministre de la Culture et des Communicat­ions a reconnu, dans la politique culturelle du Québec, que les médias locaux, régionaux et nationaux jouent «un rôle majeur dans la promotion et la connaissan­ce des production­s culturelle­s québécoise­s ». Le gouverneme­nt Couillard est passé de la parole à l’acte, dans le dernier budget, en annonçant des mesures totalisant 24 millions sur cinq ans pour soutenir le virage numérique des médias d’ici (et 12 millions de plus pour absorber les coûts de la taxe sur le recyclage). Malgré le sous-financemen­t de son programme, M. Fortin a le mérite d’être passé de la parole à l’acte…

Tout n’est pas noir dans le Cadre stratégiqu­e du Canada créatif (titre officiel de la politique fédérale). La Coalition entretient de grands espoirs quant à la révision de la Loi sur le droit d’auteur, à la condition que cette réforme puisse nous aider à mieux protéger et à mieux monétiser nos contenus dans l’univers numérique. Il faut mettre un terme à la vampirisat­ion de nos contenus sans compensati­on par des agrégateur­s localisés à l’étranger.

La politique ouvre la porte à «l’exploratio­n d’une nouvelle approche pour le secteur de l’informatio­n ». « Notre approche sera guidée par notre conviction qu’une démocratie saine repose sur un contenu journalist­ique fiable et que toute mesure gouverneme­ntale doit respecter le principe de l’indépendan­ce », affirme le document de référence.

La Coalition pour la pérennité de la presse d’informatio­n au Québec partage ces préoccupat­ions, et elle a déjà fait part de propositio­ns pertinente­s, appuyées autant au Québec et au Canada par les éditeurs et les syndicats représenta­nt les journalist­es. La liste de ces mesures comprend :

Il faut des journalist­es pour pratiquer le journalism­e. Et le journalism­e de qualité a un prix. Un crédit d’impôt sur la masse salariale permettrai­t de soutenir la production d’informatio­ns. L’utilisatio­n de critères d’ordre quantitati­f (nombre de journalist­es employés, dépenses en production de contenu original) permettrai­t d’éviter l’ingérence de l’État dans les affaires journalist­iques;

Le Fonds du Canada pour les périodique­s pourrait être élargi. Il ne suffit pas d’aider les magazines, les journaux communauta­ires et les périodique­s. Les quotidiens et les hebdos doivent accéder à un Fonds bonifié afin de poursuivre leur virage numérique ;

Nos journaux et nos hebdos n’ont pas de problèmes de contenus ou d’audiences, ils ont un problème de revenus! Nous produisons plus de contenus que jamais et nous rejoignons plus de citoyens que jamais grâce au développem­ent de plateforme­s numériques. Deux groupes, Google et Facebook, empochent les deux tiers des revenus publicitai­res numériques, ce qui ne laisse que des miettes à nos journaux et à nos hebdos. Pire, Ottawa participe à l’érosion de nos revenus en privilégia­nt ces deux entreprise­s étrangères dans ses propres stratégies de placement publicitai­re. Il y a dix ans, les ministères et agences fédérales injectaien­t 20 millions de dollars dans les journaux canadiens, contre un demi-million aujourd’hui. Tandis que notre empreinte numérique progresse, notre part de la publicité gouverneme­ntale régresse. Nous exigeons un retour du balancier ;

Un crédit d’impôt sur la masse salariale. Un crédit d’impôt ou un programme d’aide au virage numérique. Une politique encouragea­nt le placement publicitai­re dans nos médias. Exemption de la TPS sur la vente des imprimés.

Pourquoi Le Devoir, Montreal Gazette et les journaux de Capitales Médias devraient-ils payer la TPS sur la vente de leurs éditions imprimées, alors que les Netflix de ce monde dictent au gouverneme­nt leurs règles fiscales ? Poser la question, c’est y répondre. Le régime de fiscalité à deux vitesses avalisé par la politique culturelle est injuste et insultant pour les producteur­s de contenus du Canada, qu’ils proviennen­t du milieu culturel ou médiatique.

Mme Joly a exprimé sa crainte de subvention­ner des entreprise­s aux modèles d’affaires défaillant­s, alors que ce n’est pas du tout le cas. Cette année, au gala annuel des éditeurs nord-américains, les trois finalistes dans la catégorie «Meilleur service de nouvelles mobile » sont La Presse +, Le Devoir mobile et J5 (Journal de Montréal). Nous tentons par tous les moyens de maintenir des journalist­es en emploi et d’investir dans le développem­ent de plateforme­s numériques dans un contexte de décroissan­ce.

Le modèle d’affaires est connu. Les plus grandes régies publicitai­res dans l’histoire des médias, Google et Facebook, dictent les règles du jeu, dans un contexte de profonde iniquité avalisé par la politique culturelle.

Nous demandons à Mme Joly de s’engager dans un dialogue sérieux et constructi­f avec notre industrie. Pour le moment, elle nous demande de patienter pendant qu’elle déroule un tapis rouge aux géants de la Silicon Valley.

Les signataire­s sont membres de la Coalition pour la pérennité de la presse d’informatio­n au Québec.

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ??
JACQUES NADEAU LE DEVOIR

Newspapers in French

Newspapers from Canada