Allégorique Alsace (2)
L ’Alsace est l’une des régions viticoles françaises où l’intérêt pour les cultures bios et dynamiques est actuellement le plus marqué. Non pas que les vins issus de culture traditionnelle n’aient pas d’intérêt — ces derniers m’apparaissent, au contraire, pourvus d’équilibres plus pointus qu’à une certaine époque —, mais cette prise de position sanitaire (le vin est un aliment liquide, mais un aliment tout de même!) et écologique s’inscrit aussi pile-poil dans le contexte climatique mondial.
Comme si les raisins traités de la sorte trouvaient ultérieurement dans les vins leur propre dynamique, leur propre accomplissement.
Par ailleurs, je suis de plus en plus convaincu que cette démarche (qui n’est pas celle de certains vins «nature» pour lesquels j’éprouve encore quelques difficultés de perception) est une voie d’avenir incontournable.
Oui, incontournable, vous avez bien lu. Le bio n’est pas une chapelle sectaire fermée sur elle-même, mais la vie même décloisonnée pour la santé des hommes et des biodiversités locales.
Faire corps avec son environnement
Les vignerons rencontrés sur le terrain m’ont une fois de plus conforté dans cette perspective. Quand vous rencontrez, par exemple, un homme pragmatique comme Olivier Humbrecht, vous ne faites pas dans l’effet de mode ni dans l’état d’âme lyrique ou romantique, mais bien dans ce concret vérifiable où le vin semble acquérir une dimension bien à lui.
Une dimension pleine et entière où il fait corps avec son environnement. Mieux, il devient l’environnement lui-même ! Retour cette semaine avec d’autres artisans aussi à l’aise dans la peau de leurs cépages que dans la leur.
Domaine Boesch. Sur place, dans la coquette maison tournée plein sud et sise au-dessus de la cave, Marie, Mathieu et leurs trois filles semblent léviter sur un nuage de bonheur. Paix et joie de vivre tissent déjà l’écrin d’une batterie de vins très purs, chargés d’émotion, de sensibilité.
Dans la foulée du paternel Gérard, Mathieu gère un peu moins de 15 hectares (convertis en biodynamie en 2001) pour des vins droits, plus «tendus» que ne l’était la production de la génération précédente.
«L’infusion» dégagée, en blanc comme en rouge, avec des grappes entières, fait surgir des fruits, comme par un effet miroir, leur propre image, mais aussi une vibration fine et constante des superbes terroirs locaux. Le Sylvaner Pierres rouges (sur grès), le Riesling « Luss » et le Gewurztraminer du grand Zinnkoepflé étonnent. ★★★★ Domaine Valentin Zusslin. C’est à la table de tris, où de beaux pinots noirs issus du Bollenberg s’apprêtaient à passer à l’égrappoir, que j’ai dû livrer l’entrevue, non sans avoir manipulé une matière première qui, aux dires de Marie et de Jean-Paul, était particulièrement prometteuse.
Seize hectares (en biodynamie depuis 1997), dont le Bollenberg, le Clos Liebenberg (monopole) et le grand cru Pfingstberg sont au coeur d’une activité où le souci du détail et l’approche méticuleuse peaufinent une production très «classieuse» (dixit Gainsbourg).
Nous ne sommes pas ici dans la démonstration, mais dans la «compression», comme si on cherchait à donner aux vins toute la latitude pour exprimer dans le temps les plis et les humeurs du terroir. Puissance et finesse, surtout dans ce Riesling Clos Liebenberg 2014, ou cet autre Pinot noir 2015 sur socle argilo-calcaire du solaire Bollenberg. Des vins, disons, plus Masserati que Fiat 500 ! ★★★★
Domaine Kientzler. Avec les vins des frères Éric et Thierry (aux vinifications), nous sommes de plain-pied dans l’univers des grands secs. Oui, secs, et grands avec ça, en plus d’être diablement harmonieux!
Sur Ribeauvillé, les jus rugissent de vivacité, qu’ils soient de l’Osterberg, du Kirchberg ou du pentu Geisberg, où le duo s’affaire à exalter les tensions fruitées en taillant les vins dans la lumière.
Les crus apparaîtront certes trop volontaires pour les néophytes, mais ils combleront les amateurs sérieux abonnés à une spéléologie profonde et multidimensionnelle des grands Alsace blancs. Muscat, riesling et pinot gris racontent ici une histoire épique sur le monumental
Kirchberg. ★★★★1/2
Domaine Bott-Geyl. C’est le sommelier Alain Bélanger qui m’a un jour mis sur la piste de Jean-Christophe Bott, au domaine familial BottGeyl à Beblenheim. Dans ses temps morts (très rares), ce type est un gouailleur de première, mais pour le reste, un garçon sérieux qui en «mange», toutefois avec beaucoup de civilité derrière ses larges épaules.
Faut dire que celui-ci dispose de six grands crus et de quatre lieux-dits qu’il bichonne royalement, se contentant d’interventions minimales au chai puisque le vin y est pratiquement fait à son arrivée sur place. J’ai été littéralement scié par son Riesling
Schlossberg ancré sur terrasses granitiques, ou encore son ardent et très racé Shoenenbourg au goût tannique de quinine et de roche brute.
Ici, la signature de l’homme s’imbrique intimement dans celle des terroirs. Le temps nous dira lequel des deux triomphera. Mais j’ai ma petite idée. Une belle maison à suivre de près! ★★★★1/2
Domaine Bernhard & Reibel. Pierre Bernhard, qui reprenait les rênes du domaine de sa mère Cécile en 2001, a la tête d’un acteur de cinéma qui aurait donné la réplique à Romy Schneider.
Homme vif, charmant, engagé et délicat, il préfère faire son cinéma autour de Châtenois sur 23 hectares de vignoble conduits en bio, sur des lieux-dits étonnants, dont le fameux
Hahnenberg (la «montagne du coq» aux soussols de granite porphyroblastique), qu’un passage éventuel en 1er cru adouberait certainement.
Son Pinot noir «La Goulée» est franchement canaille, son Pinot blanc franchement épatant, alors que son assemblage Riesling-Pinot gris Bischofs Weingarten est à vous mettre les pendules à l’heure de la texture comme de la sapidité. ★★★1/2
Domaine Hering. Il se trouve au coeur même de la ville de Barr un vignoble de moins d’un hectare appelé «Clos de la folie Marco» («folie», de folium, qui signifie «feuille», étant une demeure bourgeoise à la campagne) appartenant à la ville, mais exploité depuis 1962 par la famille Hering.
Les vieux sylvaners y donnent un blanc sec à vous réconcilier avec ce cépage souvent qualifié à tort de roturier. Autour, le grand Kirschberg de Barr, bien sûr, (marno-calcaire), mais aussi le superbe lieu-dit Rosenegert en complantation et, bien sûr, le mythique Clos
Gaensbroennel partagé avec la maison Willm, archétype même du luxuriant gewurztraminer. La Cuvée des Frimas vaut à elle seule le déplacement. Orbital, vous dis-je ! ★★★1/2
Domaine Loew. Tout au nord, vers Westhoffen, à l’ouest de la ville de Strasbourg, Caroline et Étienne Loew s’activent à pérenniser depuis 1996 le legs familial en misant sur une observation fine de la nature environnante.
Une révolution silencieuse, mais très appliquée sur le terrain, qui permet à Mathieu de tirer de ses 13 hectares une gamme de vins hautement stylisés et d’une rare vérité, tant ils se font subtilement l’écho de terroirs dont on commence ici à connaître parfaitement les codes.
La ligne est pure, vibrante, énergique et maîtrisée comme pas une, avec ces rapports de force pH, sucres et alcool livrés harmonieusement, le plus naturellement du monde.
Le Sylvaner Vérité 2016 issu de vieilles vignes (60 ans) à partir de sélections massales est justement troublant de… vérité, alors que les rieslings, qu’ils soient du cru Ostenberg, Bruderbach (Clos des Frères) et Altenberg semblent comprimer les grès, calcaires et marnes à gypse pour en faire jaillir leur dernier jus, tant les sèves sont splendides.
L’affaire du domaine et le secret le mieux gardé? Ce Riesling Muschelkalck sur coteaux exposés ouest et les gewurtraminers, qu’ils soient issus de l’Ostenberg ou du Cormier. Les Loew? Une jeune génération garante du meilleur avenir pour l’Alsace ! ★★★★
Des distillats de haute tenue!
Pêche, coing, poire, pomme, mûre, mirabelle, quetsche, framboisier… Les fruits ont toujours cohabité avec le raisin, en Alsace, avant que ce dernier prenne la place qu’on lui connaît aujourd’hui.
La grande dame de la confiture locale? Elle a pour nom Christine Ferber et loge du côté de Niedermorschwihr. Une femme attachante qui respecte l’intégrité de ses fruits comme les meilleurs vignerons d’Alsace le font de leur raisin.
Même Brad Pitt, qui était sur place peu de temps avant moi, fait des détours chez elle pour lui ravir quelques petits pots de bonheur fruité. Imaginez la commotion au village !
Bon, je ne suis pas Brad, mais j’ai au moins le mérite d’avoir rencontré ces autres perles locales que sont Philippe et Mathieu, distillateurs émérites aux établissements Jean-Paul Metté, du côté de Ribeauvillé. Les fruits, ils connaissent. Les épices aussi.
Ce sont 87 eaux-de-vie et quelque 25 liqueurs qu’ils macèrent et distillent à l’aide de trois petits alambics traditionnels en cuivre. Qu’ils soient de nèfle, d’alisier, de noisette, d’orange, de coing, de romarin, de cerise, alouette, les distillats sont d’une précision, d’une subtilité, d’un réalisme proprement stupéfiants.
Un séjour minimum de six ans en cuve assure ici aux eaux-de-vie un gain supplémentaire de profondeur, de sensualité. Dommage seulement que la maison ait été déclassée à l’époque par les laboratoires de la SAQ… L’une des trois top maisons alsaciennes !