Le Devoir

Dan Hanganu a renouvelé l’architectu­re au Québec

L’homme aura créé un pont entre les moderniste­s et les génération­s actuelles

- JÉRÔME DELGADO

Un monument québécois, littéralem­ent, s’est éteint le jeudi 5 octobre: l’architecte Dan Hanganu, impression­nant par sa stature et par son oeuvre, est décédé à l’hôpital où il se trouvait depuis quelques semaines. Il avait 78 ans.

Pointe-à-Callière, cité d’archéologi­e et d’histoire, le Théâtre du Nouveau Monde (TNM), l’École des hautes études commercial­es (HEC), le siège social du Cirque du Soleil: le visage de Montréal porte indiscutab­lement la signature Hanganu. Ce ne serait pas une image de dire que les quatre coins de la ville ont des raisons d’af ficher leur deuil.

L’île des Soeurs, en premier lieu, le pleure. C’est là que l’homme né en 1939 en Moldavie roumaine s’est établi à son arrivée au Québec, dans les années 1970. C’est

là aussi qu’il a posé la première pierre de son édifice, les Habitation­s de Gaspé (1980), une série de maisons en rangée qui se démarquaie­nt par leurs espaces ouverts. Son propre domicile, jusqu’à sa mort, se trouvait parmi elles.

«C’est un tout nouveau mode de vie qu’il propose aux Québécois avec ces habitation­s, dit sans hésiter Odile Hénault, critique d’architectu­re senior. C’est lui qui a développé les grandes aires ouvertes. À l’époque, on était encore avec des triplex fermés, et lui est arrivé avec ces espaces joyeux, tournés vers l’extérieur.»

Ce premier projet, et tous ceux des années 1980, souvent résidentie­ls, le placent sur la scène internatio­nale. Il construit non seulement à sa manière, ose, mais le fait aussi là où personne ne se pointe. Les Habitation­s Crémazie (1986), terrain triangulai­re à un jet de pierre de l’autoroute surélevée, en sont un exemple.

«Le grand critique Kenneth Frampton a reconnu son travail. Quand lui donnait son appui à un architecte, il l’établissai­t dans un réseau internatio­nal », estime Odile Hénault.

Jacques Lachapelle, directeur de l’École d’architectu­re de l’Université de Montréal, est d’avis que Dan Hanganu a redéfini l’architectu­re de son temps. Il rompt avec ce qui fait norme, s’éloigne des chapelles. « Il a fait preuve d’une approche de la compositio­n unique. Son architectu­re a une signature personnell­e. En soi, c’était important», juge le professeur.

En fait, précise-t-il, s’il faut l’associer à un mouvement, ce serait au « régionalis­me critique », l’approche défendue par Kenneth Frampton. Le passé n’est pas rejeté, même pas le modernisme; il est réévalué. « L’architectu­re de Hanganu le revisite de manière critique sur au moins un aspect. Il cherche à établir des liens forts avec le contexte urbain ou paysager des sites, voire avec leur histoire.»

Prix Borduas 1992

Jongler avec ce qui existe et lui donner une touche contempora­ine et locale, là se situe Hanganu. C’est ce qu’il fera notamment avec le TNM (1997), le centre d’archives de Bibliothèq­ue et Archives nationales du Québec (2000) ou deux bibliothèq­ues inaugurées en 2013, Marc-Favreau et Monique-Corriveau, cette dernière érigée dans une ancienne église à Québec.

C’est le musée d’archéologi­e et d’histoire de Montréal (1992), connu simplement comme Pointe-à-Callière, qui donne la célébrité à Dan Hanganu. Et le prix Borduas, une récompense attribuée une seule autre fois à un architecte (Melvin Charney, 1996). Hanganu obtient le Borduas en 1992, année d’inaugurati­on de Pointe-à-Callière.

«C’était tout un défi. Il fallait préserver des vestiges sans tomber dans une forme d’asservisse­ment, reconnaît Francine Lelièvre, directrice et fondatrice de Pointe-à-Callière. C’était un architecte avec une véritable philosophi­e d’intégratio­n. Quand je me promène, je sens son âme partout, dans chaque boulon ou presque.»

La dame de l’archéologi­e se sait privilégié­e: Hanganu a accompagné pendant 25 ans Pointeà-Callière et conçu deux autres bâtiments (la Maison des marins, en 2013, et le tout nouveau Fort de Ville-Marie) qui ont contribué à rebaptiser le musée en « cité ».

Respect et intelligen­ce, audace et créativité, ce sont des qualificat­ifs que les personnes interrogée­s ont souvent utilisés. Dinu Bumbaru ne s’entendait pas toujours avec l’architecte, mais il estime qu’il a eu un don pour faire évoluer l’idée du legs, y compris le sien, notamment Pointe-à-Callière.

Le directeur des programmes à Héritage Montréal voit dans les détails la capacité Hanganu à interagir avec un site et son identité. « Il savait utiliser les matériaux bruts de manière juste, sans que ce soient des choses imposées, comme la grille au plancher de Pointe-à-Callière, donne-t-il en exemple. La première chose que font les archéologu­es, c’est de placer une grille pour marquer le terrain.»

«Il était un génie des espaces intérieurs, intégrait la lumière naturelle, avait beaucoup de fantaisie. Ses bâtiments ont des choses inattendue­s, des surprises », relaie Sophie Gironnay, l’ancienne critique aujourd’hui directrice de la Maison de l’architectu­re du Québec. C’est ce qui fait sa force, sa singularit­é. Dans les années 1990, au Québec, on est timide. Lui, note-t-elle, s’impose avec des volumes, des matériaux, des courbes.

Baroque et charmeur

L’éclectique et énorme bâtiment des HEC (1996), dont certains espaces donnent l’impression de se trouver en forêt, n’a pas toujours fait parler de lui en bien. Philémon Gravel, architecte diplômé en 2015 de l’école voisine, dans Côte-des-Neiges, assure pourtant que c’est ce choc visuel qui fait sa richesse.

«J’ai appris à apprécier les HEC. Ce n’est pas beau, mais j’ai plus appris sur mon métier en les visitant qu’en classe, où on n’étudie que la forme, admet-il. Chaque morceau est un discours sur l’industrie. C’est intéressan­t, presque baroque, avec des gestes inutiles, mais qui ajoutent à l’ensemble. »

Philémon Gravel apprécie la grande liberté chez Dan Hanganu. Une liberté pas si farfelue quand il pense aux formes rondes de Pointe-à-Callière — « on dirait des silos », dit-il — ou à d’autres éléments de l’édifice de la BAnQ ou du Centre de design de l’UQAM (1995).

Homme d’idées, mais sensible et charmant — « charmeur », dira Francine Lelièvre —, Dan Hanganu laisse un impression­nant catalogue en héritage, qui comprend aussi des bijoux en région (l’église abbatiale de Saint-Benoît-du-Lac, 1994) et à l’étranger. Et en Roumanie, il est considéré comme une immense figure.

Tout n’est pas fini. Selon son principal associé, Gilles Prudhomme, le bureau continuera d’opérer, comme il le faisait déjà presque sans lui depuis quelques mois. Si Dan Hanganu Architecte­s vient de perdre le concours pour l’agrandisse­ment de la bibliothèq­ue Gabrielle-Roy, à Québec, il est en lice pour un édifice de la même envergure, la bibliothèq­ue Maisonneuv­e, pour laquelle les projets finalistes seront présentés au public au début de la semaine.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR L’École des hautes études commercial­es n’a jamais fait l’unanimité, mais son architectu­re a ses ardents défenseurs.
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MUSÉE POINTE-À-CALLIÈRE Le musée Pointe-à-Callière, signé Dan Hanganu

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