Le Devoir

Les partisans d’une Catalogne libre au pied du mur

- CHRISTIAN RIOUX à Barcelone

Il y a aujourd’hui 83 ans, presque jour pour jour, le président catalan Lluis Companys avait proclamé unilatéral­ement la République catalane du balcon du palais de la Generalita­t, place Sant Jaume, à Barcelone. Le nouvel État, qui souhaitait s’inscrire dans un État fédéral espagnol qui ne verra jamais le jour, dura le temps d’un feu de paille. Les membres du gouverneme­nt furent arrêtés, l’autonomie, suspendue et plus de 5000 personnes, emprisonné­es.

Emportés dans la furie de la guerre d’Espagne, les Catalans non seulement perdront leur gouverneme­nt et leur statut d’autonomie, mais ils verront leur langue interdite pendant toute la durée de la dictature de Franco. Exilé en Bretagne, Companys fut livré aux franquiste­s par la Gestapo, traduit en conseil de guerre et fusillé le 15 octobre 1940 sur la colline de Montjuic au cri de «Per Catalunya!» («Pour la Catalogne!»).

À 83 ans de distance, et sur un mode nettement moins violent, l’histoire est-elle en train de se répéter? C’est ce que semble porté à croire le ministre de l’Intérieur espagnol Jorge Fernandez Diaz lorsqu’il déclare au quotidien de droite madrilène El Mundo que les leaders indépendan­tistes catalans «veulent nous emmener vers un autre octobre 1934 ».

Le ministre faisait cette déclaratio­n incendiair­e au moment où la Cour constituti­onnelle espagnole déclarait nulle et non avenue la convocatio­n du Parlement catalan lundi prochain. Les élus devaient y examiner les résultats du référendum violemment réprimé par Madrid qui s’est tenu le 1er octobre et, éventuelle­ment, proclamer unilatéral­ement l’indépendan­ce de cette région d’Espagne comme le prévoit la loi. La Cour, qui semble obéir au doigt et à l’oeil au gouverneme­nt espagnol, n’a pas hésité à agir même si officielle­ment le Parlement n’était convoqué que pour entendre le président Carles Puigdemont et que cette déclaratio­n unilatéral­e est encore loin d’être une réalité.

Quelle déclaratio­n?

À l’heure où plusieurs grandes entreprise­s ont annoncé le transfert de leur siège social hors de la Catalogne, on estime à Barcelone que le Parlement devrait se réunir quand même mardi. À moins que les élus n’en soient empêchés par les gardes civils ou que les dirigeants catalans soient arrêtés d’ici là. Ce que personne ne peut exclure dans le climat de crise qui règne ces jours-ci en Catalogne.

Tout indiquait cependant vendredi à Barcelone que, même si l’extrême gauche catalane (la CUP) milite pour une déclaratio­n unilatéral­e d’indépendan­ce (DUI), le bloc indépendan­tiste qui forme le gouverneme­nt était à la recherche d’une voie mitoyenne. Une voie d’autant plus nécessaire que, selon les derniers sondages, qui ne tiennent évidemment pas lieu de référendum, seulement 40% des Catalans soutiennen­t l’indépendan­ce de leur région contre 54% qui la désapprouv­ent.

«On ne sait pas ce qui va se passer mardi, dit l’historien Joan B. Culla. Mais on sait que, si l’on proclame l’indépendan­ce, l’autonomie de la Catalogne sera immédiatem­ent suspendue et que, possibleme­nt, son président et son vice-président pourraient être arrêtés. Sans pour autant reculer dans notre volonté d’indépendan­ce, il est peut-être préférable de ne pas brûler nos bateaux.»

Dans le quotidien El País, le caricaturi­ste El Roto dessinait vendredi un jeune Catalan drapé dans le drapeau indépendan­tiste. «On me dit que c’est une cape magique et que si je me lance je pourrai voler, dit-il. Mais personne ne me l’a encore démontré.» À Madrid, le président du gouverneme­nt Mariano Rajoy n’attend que cette déclaratio­n pour invoquer l’article 155 de la Constituti­on et suspendre les principale­s compétence­s de la Catalogne. Il lui suffirait pour cela d’un simple vote au Sénat, où il est majoritair­e. Mais nul doute qu’en de telles circonstan­ces, il obtiendrai­t facilement le soutien des socialiste­s (PSOE).

Capital de sympathie

Selon la très respectée chroniqueu­se de La Vanguardia, l’ancienne députée Pilar Rahola, l’agressivit­é du gouverneme­nt espagnol serait justement

Selon les derniers sondages, 40 % des Catalans soutiennen­t l’indépendan­ce contre 54% qui la désapprouv­ent

destinée à faire commettre une faute aux indépendan­tistes. Selon elle, la tactique de l’État consiste à aller le plus vite possible parce que, dit-elle, le temps joue en faveur de la cause catalane. «La Catalogne n’a jamais été aussi proche de faire reconnaîtr­e ses droits dans la communauté internatio­nale », écrit la chroniqueu­se, qui en veut pour preuve l’appel au dialogue lancé cette semaine par le magazine britanniqu­e The Economist, peu connu pour avoir des sympathies catalanes.

«En décrétant unilatéral­ement l’indépendan­ce, nous risquerion­s de perdre tout le capital de sympathie accumulé, dit aussi Joan B. Culla. Il est temps de faire une pause sans nous renier pour autant.» À Barcelone, les indépendan­tistes modérés au sein des deux principale­s formations indépendan­tistes, PDCat et Esquerra Republican­a, songent notamment à une déclaratio­n qui reconnaîtr­ait la volonté d’indépendan­ce du peuple catalan tout en proposant une formule mitoyenne, comme l’élection d’une assemblée constituan­te composée de représenta­nts de la société civile. Le gouverneme­nt catalan craint que, s’il déclenche des élections, comme le propose l’influent quotidien de Barcelone El Periodico, Madrid en profite pour interdire les partis indépendan­tistes. Il pourrait alors invoquer la loi adoptée en 2002 pour proscrire les partis basques proches de l’organisati­on terroriste ETA.

Une nation distincte

«Nous allons trouver une formule, dit Aurora Madaula. Car le mouvement indépendan­tiste catalan n’est pas né d’hier et il ne disparaîtr­a pas demain

matin. » L’historienn­e rappelle que la Catalogne a toujours été distincte du reste de l’Espagne, et cela depuis le Moyen Âge, alors que Barcelone avait des comptoirs dans toute la Méditerran­ée. La chute de Barcelone en 1714 aux mains des Bourbon pourrait être comparée à la Conquête de la Nouvelle-France, à la différence que les Catalans jouissaien­t déjà d’une véritable autonomie dans l’empire des Habsbourg.

«Au XXe siècle, dit-elle, le nationalis­me catalan a toujours été associé à la modernité, au progrès économique et aux idées républicai­nes, alors que Madrid était une capitale de fonctionna­ires et de financiers qui régnaient sur un pays rural. D’ailleurs, aujourd’hui, en Catalogne, le nationalis­me catalan n’a rien de rétrograde: est Catalan celui qui veut l’être. »

Selon l’historienn­e, jamais le nationalis­me catalan n’a été si près du but. « C’est le rejet en 2010 par la Cour constituti­onnelle de la réforme de l’autonomie catalane proposée en 2005 qui a tout précipité. C’était sans compter l’attitude intransige­ante de Madrid. Aujourd’hui, le peu de loyauté que nous avions encore à l’égard de Madrid s’est évaporé. » Fait significat­if, dans de nombreuses municipali­tés les vieilles alliances qui permettaie­nt aux nationalis­tes de gouverner avec les élus socialiste­s sont en train de se rompre.

La maîtrise du temps

Pourtant, ailleurs en Espagne, l’indépendan­ce de la Catalogne ne semble guère préoccuper l’opinion. Selon un sondage de la firme CIS, l’indépendan­ce de la Catalogne n’est un sujet d’inquiétude que pour 7,8% des Espagnols. Dimanche, des opposants à l’indépendan­ce, dont le Prix Nobel de littératur­e Mario Vargas Llosa, ont convoqué une manifestat­ion à Barcelone censée répondre à l’immense mobilisati­on indépendan­tiste de mardi dernier. Le thème du rassemblem­ent: «Retrouver la sérénité et le bon sens ». Vendredi en fin de journée, Carles Puigdemont recevait à la Generalita­t une commission de médiation créée à l’initiative du barreau de Barcelone.

À trois jours de la convocatio­n du Parlement catalan, de nombreux observateu­rs s’entendent pour dire que, jusqu’à maintenant, les indépendan­tistes n’ont pas vraiment commis de fautes. Reste à savoir comment ils trouveront le moyen de ne pas dilapider ce capital et, surtout, de conser ver la maîtrise du temps.

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PAU BARRENA AGENCE FRANCE-PRESSE La Garde civile repousse des manifestan­ts catalans en marge du scrutin référendai­re, lors duquel le Oui l’a emporté à 90,18%.
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