Le Devoir

Pourquoi l’accusation de terrorisme a-t-elle été écartée ?

Cette charge aurait ajouté une couche de complexité au procès d’Alexandre Bissonnett­e, disent les experts

- AMÉLI PINEDA

«

Personnell­ement, je n’ai pas d’hésitation à dire qu’il s’agit d’un geste terroriste, mais ce n’est pas évident

légal» d’en faire la preuve du point de vue Stéphane Leman-Langlois, criminolog­ue

Une mosquée visée. Six personnes de confession musulmane tuées. Aucune accusation de terrorisme n’a toutefois été déposée dans le dossier d’Alexandre Bissonnett­e après la fusillade de Québec. Cette accusation prévue au Code criminel est-elle trop complexe à prouver?

L’absence de ce chef dans les accusation­s déposées par le Directeur des poursuites criminelle­s et pénales (DPCP) ne surprend pas les experts consultés par Le Devoir.

«Qualifier d’acte terroriste un meurtre ne changera rien à la sentence qui sera imposée à l’accusé s’il est reconnu coupable, explique l’avocat criminalis­te Walid Hijazi. Lorsqu’on est devant une cause de meurtre, c’est déjà la pire accusation, avec la peine la plus sévère qui existe au pays. »

L’acte terroriste, inscrit à l’article 83.01 du Code criminel canadien, se distingue des autres chefs d’accusation parce qu’il est le seul qui vise à punir l’intention derrière le crime commis.

Pour arriver à prouver l’intention «terroriste », la Couronne doit démontrer que le geste reproché à l’accusé a été perpétré à des fins idéologiqu­es, politiques ou religieuse­s, avec pour objectif d’intimider la population ou le gouverneme­nt de sorte qu’ils craignent pour leur sécurité.

«Le but de lier un crime à un acte terroriste est d’aggraver la sentence de l’accusé, parce que les peines pour terrorisme sont consécutiv­es à celles du crime», souligne Me Julien Grégoire, un avocat de la défense qui a, par le passé, été procureur de la Couronne.

Par exemple, un individu qui met le feu à un bâtiment est passible d’une peine allant jusqu’à 14 années de prison. Si la Couronne prouve que l’incendie est un acte terroriste, l’accusé peut voir sa peine augmenter de 14 années supplément­aires, illustre l’avocat.

Le Code criminel indique clairement que les peines consécutiv­es s’additionne­nt à toutes les sentences, sauf à celles d’emprisonne­ment à perpétuité, souligne Me Grégoire. «La seule peine possible pour un meurtre prémédité, c’est la prison à vie. La perpétuité plus un, ça n’existe pas», indique-t-il.

Dans le cas d’Alexandre Bissonnett­e, les accusation­s de terrorisme n’auraient donc ajouté qu’une couche de complexité au processus judiciaire sans que la peine soit pour autant plus sévère.

S’il est reconnu coupable de meurtre prémédité au terme de son procès, il sera automatiqu­ement condamné à la prison à vie, sans possibilit­é de libération conditionn­elle avant 25 ans. Qui plus est, depuis 2011, la Loi protégeant les Canadiens en mettant fin aux peines à rabais en cas de meurtres multiples pourrait garantir qu’il reste emprisonné toute sa vie.

Cette loi permet d’augmenter le temps minimum d’incarcérat­ion pour les criminels ayant commis plusieurs meurtres. « Alexandre Bissonnett­e fait face à six chefs d’accusation de meurtre prémédité, ce qui veut dire que la Couronne pourrait demander qu’on prolonge la durée de la peine en prison avant qu’il soit admissible à une libération conditionn­elle. Dans son cas, on parlerait de 150 ans », note Me Grégoire.

Condamner «l’horreur»

En 2014, Justin Bourque est devenu le premier Canadien à être condamné à la prison à vie sans possibilit­é de libération conditionn­elle avant 75 ans. L’homme avait plaidé coupable au meurtre prémédité de trois agents de la Gendarmeri­e royale à Moncton, au Nouveau-Brunswick.

Des proches des victimes de la fusillade y voient plutôt un refus de reconnaîtr­e l’horreur du drame en écartant l’accusation de terrorisme. Le soir du 29 janvier dernier, ont-ils rappelé, Alexandre Bissonnett­e se serait présenté armé à la grande mosquée de Québec, vers 19h50, après la dernière des cinq prières quotidienn­es musulmanes. L’homme de 27 ans aurait ouvert le feu sur une dizaine de fidèles, tuant six personnes et en blessant d’autres.

Nonobstant la grogne populaire, le fardeau de la Couronne dans les dossiers de terrorisme est lourd et les résultats sont parfois incertains.

«Il existe peu de jurisprude­nce dans des dossiers d’acte terroriste. En matière criminelle, on a le fardeau de la preuve. Si on veut prouver que le but, que l’objectif était politique, idéologiqu­e ou religieux, il faut le faire hors de tout doute raisonnabl­e. Il n’y a pas de place pour l’interpréta­tion du geste; il faut des preuves et, s’il n’y en a pas assez, la Couronne ne peut pas se permettre de se planter alors qu’elle a déjà des preuves pour des accusation­s de meurtre prémédité», mentionne la juge à la retraite Nicole Gibeault.

Stéphane Leman-Langlois, enseignant en criminolog­ie à l’Université Laval, appuie le questionne­ment de la communauté musulmane, qui a l’impression qu’on tente de ne pas qualifier l’acte d’Alexandre Bissonnett­e. « Personnell­ement, je n’ai pas d’hésitation à dire qu’il s’agit d’un geste terroriste, mais ce n’est pas évident d’en faire la preuve du point de vue légal, à moins d’avoir un manifeste qui revendique l’acte, comme pour Anders Breivik en Norvège», mentionne celui qui est également titulaire de la Chaire de recherche du Canada en surveillan­ce et constructi­on sociale du risque.

Le docteur en droit Frédéric Bérard estime qu’il ne faut pas voir dans le cas d’Alexandre Bissonnett­e un traitement différent. «La frustratio­n des proches et le questionne­ment des citoyens sont légitimes, mais en justice, on ne peut pas ajouter une charge seulement de façon symbolique. Il faut des preuves », dit-il.

L’absence d’accusation­s de terrorisme n’empêchera pas la Couronne de faire état du mobile du crime reproché à Alexandre Bissonnett­e, fait valoir la juge Gibeault.

Elle rappelle que, lors du procès de Richard Henry Bain, auteur de l’attentat en 2012 au Métropolis, la nature politique du crime a été soulignée durant le procès. «Dans le cas de Bain, la Couronne a bien mentionné qu’il s’agissait d’un acte de terreur qui visait des militants du Parti québécois et qu’il a essayé d’empêcher la liberté dans un pays démocratiq­ue avec son geste», mentionne-t-elle.

Le dépôt d’accusation­s de terrorisme aurait également pu ralentir le processus judiciaire, ce que la Couronne veut éviter, soulignent les experts.

«Ils ont même déposé un acte d’accusation direct qui évite l’enquête préliminai­re. On voit que la Couronne veut accélérer les procédures et se tenir loin d’un arrêt Jordan», souligne l’ancienne juge Gibeault.

L’arrêt Jordan fixe le délai maximal pour la tenue d’un procès, qui est de 30 mois depuis l’accusation jusqu’à la fin du procès.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Le soir du 29 janvier 2017, Alexandre Bissonnett­e, 27 ans, se serait présenté armé à la grande mosquée de Québec et aurait ouvert le feu sur une dizaine de fidèles, tuant six personnes.

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