Le Devoir

Les métiers de bouche dans la boucle alimentair­e

De la semence à l’assiette : quand des chefs testent de nouvelles variétés de produits

- SOPHIE SURANITI

«D’habitude, je mets plein de beurre pour mon poireau. Mais là, je l’ai juste fait en vinaigrett­e, tellement il est sucré et goûte bon l’oignon», dit Étienne Huot du restaurant La Récolte Espace local. Face au chef, Patrice Fortier de la Société des plantes, qui explique alors le pourquoi du comment de cette variété d’hiver au goût si différent. Lorsqu’un chef et un semencier se rencontren­t, cela donne ce genre d’échanges.

Plus tard dans la soirée, je retrouve mon semencier kamourasko­is (dont on peut voir le travail et la philosophi­e dans l’excellent documentai­re Le semeur de Julie Perron). Posté devant le bar-comptoir du salon de thé Cardinal à Montréal, où se déroule l’événement de dégustatio­n De la semence à l’assiette, une rondelle de carotte blanche à la main, Patrice raconte l’histoire de ce légume-racine. «Tu vois, cette variété de carotte remonte au XIXe siècle. On la faisait pousser exprès pour nourrir les chevaux.»

En plus de me prendre ce soir-là pour une jument du XIXe, j’ai un gros coup de coeur pour cette carotte blanche à collet vert (son petit nom). Puis, ce sont deux variétés de navet, dont une extrêmemen­t aplatie, que je goûte en compagnie de jeunes semenciers en devenir. On replie la fine rondelle de navet pour contrôler sa résistance, on la place entre notre champ de vision et une source de lumière pour admirer en transparen­ce son réseau fibreux, on compare son piquant avec l’autre.

Un «tripatouil­lage» de légumes

Un «tripatouil­lage» de légumes fortement encouragé! Car l’objectif de cette soirée, tenue par l’organisme USC Canada et ses partenaire­s dans le cadre de l’initiative de la famille Bauta sur la sécurité des semences au Canada (la collègue Lise Gobeille en a déjà parlé dans sa page Le coin vert), est de susciter les échanges entre semenciers­fermiers et les restaurate­urs, les chefs, les traiteurs, les boulangers… D’intégrer tout ce monde de bouche dans la boucle afin que ceux qui sèment et récoltent aient un retour gustatif de la part de ceux qui transforme­nt cette matière vivante première, et nouvelle puisque encore non mise sur le marché.

Car il y a des évidences pour des chefs ou des boulangers. Comme cette courge qui a rejeté trop d’eau à la cuisson, ce chou-rave qui manque de complexité sur le plan des saveurs lorsqu’on le sert cru, ce maïs qui ne s’est pas laissé facilement transforme­r. Ou encore ce blé patrimonia­l auquel on doit apporter beaucoup d’humidité si on veut obtenir une mie moelleuse.

Ainsi, certaines variétés céréalière­s ou maraîchère­s ne tiennent pas la route une fois passées sous le couperet ou à la casserole ! D’où la pertinence de greffer un volet de dégustatio­n régionale à un programme de sélection végétale et de rendre le tout participat­if. D’autres programmes similaires le font déjà, par exemple The Culinary Breeding Network à Portland, en Oregon, ou Seed to Kitchen Collaborat­ive à Madison, au Wisconsin. Inspirants.

Au sein de ces réseaux, des chefs américains, dont certains très réputés comme Dan Barber, participen­t régulièrem­ent à des tests de produits. Leurs retours permettent alors de développer des méthodolog­ies pour savoir comment appréhende­r de futures variétés du point de vue de leurs qualités culinaires. Avec ce premier événement De la semence à l’assiette, c’est cela que souhaite mettre en place Laura Howard, instigatri­ce et coordinatr­ice de cette soirée.

Un acte complexe

Car goûter reste un acte très subjectif et complexe, qui dépend d’une multitude de facteurs: la températur­e de l’aliment, l’ambiance dans laquelle il est consommé (bruit, silence), notre humeur, notre appétit (satiété), notre état de santé (rhume), nos habitudes alimentair­es (culture, préjugés), le tabac, l’alcool, etc. L’idée est donc de parvenir à établir une grille d’analyse commune.

Bien entendu, il s’agit aussi et surtout de redonner du pouvoir aux semenciers et aux producteur­s locaux, à la petite agricultur­e, en engageant d’autres groupes, d’autres acteurs importants dans ce processus alimentair­e crucial (puisqu’il est le point de départ avant d’atteindre nos assiettes). Une chose qui a été oubliée, voire honnie, bannie, avec l’agricultur­e intensive (le système traditionn­el ayant mis l’accent sur la rentabilit­é, la performanc­e, etc.). Pour revenir au goût, semenciers, fermiers et chefs tracent le chemin.

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JEAN-FRANÇOIS BOYD Environ 80 personnes du milieu de la restaurati­on et de la petite agricultur­e ont participé à une dégustatio­n régionale dans le cadre du programme d’USC Canada. Cette organisati­on appuie les petits producteur­s pour sauvegarde­r les semences (indigènes...
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